La
conscience filiale de Jésus
Michel Van Aerde
Professeur chez Domuni Universitas
L’article de Michel Van Aerde interroge la conscience filiale de Jésus : a-t-il eu une connaissance immédiate de son identité divine ou a-t-il grandi progressivement dans la conscience de sa mission ? À travers la tradition théologique, l’exégèse biblique et le magistère, il apparaît que Jésus a toujours vécu dans une relation filiale au Père, mais en assumant pleinement une conscience humaine, marquée par l’expérience, l’histoire et la vulnérabilité. Cette identité relationnelle, vécue jusqu’à la croix, révèle Dieu comme Père et nous ouvre à notre propre filiation.
Mots-clés : Conscience, Filiation, Mission, Humanité
Jésus a-t-il eu une conscience progressive de lui-même, comme tout un chacun ? Comment percevait-il sa filiation ? A-t-il grandi dans la perception de sa mission et de son identité ou bien, étant le Verbe du Père, a-t-il eu, dès le début, une connaissance innée, immédiate de sa relation au Père, dans la communion de l’Esprit Saint ? Était-il omniscient ? Pouvait-il ignorer combien de pains et de poissons la foule avait emporté ou bien le lieu où reposait son ami Lazare ? Posait-il des questions dont il connaissait la réponse ? Comment pouvait-il deviner les pensées intimes de ses interlocuteurs ? A-t-il appris à lire ? Connaissait-il toutes les langues ? Dans la ligne des grands débats christologiques des premiers siècles où l’on s’est interrogé sur l’existence d’une ou deux volontés en Jésus-Christ, pour préciser qu’il y en avait bien deux, y aurait-il maintenant place pour deux personnes, l’une humaine l’autre divine ? ? ? Jésus n’aurait-il été finalement qu’un « chercheur de Dieu » parmi d’autres ?
La
Tradition[1]
A part quelques exceptions comme saint Augustin et saint Grégoire de Nazianze, avant le 16e siècle, il n’y avait pas d’introvertis. Le thème de la conscience de soi est donc un thème récent. Aux premiers siècles de l’Église et par la suite, ce n’est pas la conscience comme telle qui faisait question, mais la connaissance de Jésus. Jésus a-t-il dû apprendre quoi que ce soit ? A-t-il donc ignoré quelque chose ? Ou bien Jésus savait-il tout, car étant parfait, il ne pouvait pas ignorer. Mais en ce cas qu’en était-il de son humanité ?
Les pères de l’Eglise et saint Ambroise parmi les premiers, distingueront différentes formes de connaissance. Il y a d’une part ce que Jésus pouvait ignorer dans l’exercice de sa mission (comme l’heure de la Parousie dont il dit lui-même qu’il ne la connaît pas) et d’autre part ce qu’il ne pouvait ignorer du fait de sa relation immédiate à son Père.
Au Moyen Age,
on va de se demander comment, en Jésus, s’articulent la connaissance divine et
la connaissance humaine. Et l’on va distinguer la comprehensio
et la visio.
La visio beatifica (vision béatifique), dira-t-on, est la contemplation du Père, qui nous sera donnée après la mort, dans la vie éternelle. Pour les théologiens du Moyen Age, Jésus en bénéficie dès cette vie. Il contemple tout et, par sa vision du Père, il a un accès immédiat à toute forme de connaissance puisque Dieu a connaissance du monde créé dans sa propre connaissance de lui-même.
On aboutira à des christologies où l’ontologie a une part déterminante, comme celles du fr Garrigou-Lagrange qui écrit en 1904[2] :
« En Jésus ce n’est pas seulement le jugement propre de l’homme et ses petites idées personnelles qui sont remplacées par le jugement de Dieu ; ce n’est pas seulement la volonté propre de l’homme qui est remplacée par celle de Dieu ; mais à la racine de l’intelligence et de la volonté humaines de Jésus, à la racine de sa sainte âme il n’y a pas de moi humain ».
Et encore : « Il n’y a pas en Jésus une personnalité humaine psychologique et morale subordonnée à sa personnalité ontologique, proprement dite et divine. » C’est ainsi qu’il conclut : « au sujet de l’unique personnalité du Christ nous dirons : Puisque la personnalité ontologique ou personnalité proprement dite du Sauveur est unique et incréée, on ne peut dire qu’il y a en lui une personnalité humaine psychologique et morale, car en lui la conscience humaine du moi n’est pas la conscience d’un moi humain. De même le moi qui en lui est maître de soi par sa liberté humaine n’est pas un moi humain, mais le moi divin du Verbe fait chair. Et par suite chaque fois que dans l’Évangile Jésus dit moi, il ne s’agit pas d’un moi humain, mais du moi divin du Fils unique de Dieu, qui opère (ut principium quod) soit par sa nature divine, soit par sa nature humaine.
Ainsi comme Dieu il conserve, avec le Père et le Saint-Esprit, toutes les créatures dans l’existence, et Jésus comme homme adore, prie, mérite, satisfait, obéit ; produit les actes qui procèdent de ses facultés humaines comme d’un principe prochain ; mais le principe radical qui agit principium quod operatur, c’est le Verbe fait chair, qui donne une valeur infinie à tous ses actes théandriques. »
Les théologiens
contemporains
La question
s’est déplacée
A notre époque la question qui intéresse les théologiens s’est déplacée ainsi que la manière de l’aborder. Elle s’est déplacée de la question de la connaissance à la question de la conscience, la question de la connaissance de soi-même. Sous deux formes : la conscience immédiate de soi-même, (instinctive si l’on veut) et de la conscience réfléchie de soi-même.
La question qui est posée n’est donc plus seulement celle de la connaissance de Jésus, mais plus exactement de sa conscience, c’est à dire de la connaissance réflexe qu’il avait de son identité. Jésus savait-il qu’il était Fils de Dieu et, si oui, comment ? Savait-il qu’il était le Messie ?
La manière de
l’aborder a changé
·
Exégèse critique
Tout
d’abord l’exégèse critique nous a appris que ce qui est inspiré dans la Bible,
c’est ce que l’auteur a voulu dire (cf Vatican II) et
qu’il faut donc considérer les genres littéraires.
·
Relecture de Chalcédoine
Enfin
les théologiens relisent les déclarations des grands conciles christologiques,
en particulier celui de Chalcédoine (451) en insistant sur la nature humaine de
Jésus qu’il ne faut pas minimiser. Dans une anthropologie moderne qui considère
les acquis de la psychologie, on se trouve porté à poser la question ainsi : si
Jésus « est en tout semblable à nous », ne devait-il pas, comme tout
homme dans l’histoire de sa croissance et du développement de sa personnalité,
prendre conscience de lui-même et de sa mission progressivement ?
«
Suivant donc les saints Pères, nous enseignons tous unanimement que nous
confessons un seul et même Fils, notre Seigneur Jésus-Christ, le même parfait
en divinité, et le même parfait en humanité, le même vraiment Dieu et vraiment
homme (composé) d'une âme raisonnable et d'un corps, consubstantiel au Père
selon la divinité et le même consubstantiel à nous selon l'humanité, en tout
semblable à nous sauf le péché, avant les siècles engendré du Père selon la
divinité, et aux derniers jours le même (engendré) pour nous et pour notre
salut de la Vierge Marie, Mère de Dieu selon l'humanité, un seul même Christ,
Fils du Seigneur, l'unique engendré, reconnu en deux natures, sans confusion,
sans changement, sans division et sans séparation, la différence des deux
natures n'étant nullement supprimée à cause de l'union, la propriété de l'une
et l'autre nature étant bien plutôt sauvegardée et concourant à une seule
personne et une seule hypostase, un Christ ne se fractionnant ni se divisant en
deux personnes, mais en un seul et même Fils, unique engendré, Dieu Verbe,
Seigneur Jésus-Christ. »
Quelques
théologiens contemporains
Le Cardinal Schönborn rappelle que
les évangiles considèrent unanimement que Jésus s'est lui-même révélé comme le
messie et le Fils de Dieu. « Comment le pouvait-il si ce n'est dans cette
immédiateté que la Tradition nomme visio beatifica ? »
Deux
grands théologiens ont étudié cette question : Carl Rahner et Urs von
Balthasar.
Karl
Rahner considère différents niveaux de conscience :
• La
conscience réfléchie (qui finalement représente une faible part de la
conscience dans son ensemble),
• Le
subconscient (de mieux en mieux connu par la psychologie moderne)
Il
distingue le nosse, comme état fondamental de
la conscience, une sorte de connaissance intégrale de soi qui permet à l’âme
d’affirmer sa propre existence, et le cogitare
qui correspond à la connaissance objective.
Pour Shönborn, la supposée omniscience de Jésus n’est pas une
somme indéfinie de connaissance, mais plutôt une compréhension immédiate et en
soi des choses, du fait de son union au Père et du fait qu’il est le Verbe
créateur. Le Christ n’est ainsi pas omniscient au plan
du cogitare mais au niveau du nosse.
C. Rahner, dans sa réflexion, considère surtout la question de Jésus comme Verbe créateur. Il n’approfondit pas comment se situe, dans la conscience de Jésus, la relation au Père.
C'est le théologien Urs von Balthasar qui a particulièrement creusé cette question. Pour lui, parce qu’il pose une identité entre mission et personne, chez Jésus, la conscience que Jésus a de lui-même recouvre celle qu’il a de sa mission.
La conscience non thématique (c'est à dire immédiate) que Jésus a de lui-même correspond depuis toujours à celle qu’il a de sa mission, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait pas au niveau de la conscience thématique (réflexion objective) un processus historique d'apprentissage.
Dans la conscience fondamentale qu’il a de lui-même, inséparable de la conscience qu’il a de sa mission, Jésus se perçoit dans sa relation au Père. C’est une conscience trinitaire, la conscience du Fils qui ne vit que par, dans et pour le Père.
La démarche du théologien est en général de partir de l’Écriture pour ensuite consulter la tradition. Ici, nous procédons dans un ordre inverse, car, après avoir écouté ce que dit la Tradition et en particulier les spéculations très abstraites de certains théologiens, il est bon de revenir à l’Écriture et à sa simplicité.
Les
évangiles de l’enfance
Certains disent naïvement que Marie avait pu transmettre à Jésus les paroles de l’ange et que, celui-ci savait donc, dès le début qui il était et quelle était sa mission. Mais il nous faut lire les évangiles de l’enfance avec les données de l’exégèse qui en précisent le genre littéraire. Ce sont des textes écrits la lumière de la Résurrection, pour nous dire comment le Ressuscité est le nouveau Moïse, le nouveau Samuel, etc. pas pour nous raconter précisément et en détail son enfance.
Quelques
paroles de Jésus
Nous trouvons surtout dans saint Jean l’expression de cette conscience missionnaire jaillie de l’expérience d’être aimé du Père, jaillie de sa nature de Fils. Là, Jésus répète très souvent qu’il se sait et se sent mandaté, qu’il y consent de tout son être, que c’est sa nourriture et sa vie. En voici quelques exemples :
• « Ma
nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et de mener son
œuvre à bonne fin » (4,34) ;
• « Je ne
puis rien faire de moi-même. Je juge selon ce que j’entends ; et mon jugement est
juste, parce que je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a
envoyé » (5,30) ;
• « Je suis descendu du ciel pour faire non pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé. Or, c’est la volonté de celui qui m’a envoyé que je ne perde aucun de ceux qu’il m’a donné, mais que je les ressuscite au dernier jour » (6,38-39).
De nombreuses paroles dans les Évangiles synoptiques laissent aussi deviner les intuitions que Jésus peut avoir de sa mission. En voici quelques exemples :
• « Allons
ailleurs dans les bourgs voisins, pour que j’y proclame aussi l’Évangile : car c’est
pour cela que je suis sorti » (Marc 1,38) ;
• « Aux
autres villes aussi il me faut annoncer la bonne nouvelle du Règne de Dieu, car
c’est pour cela que j’ai été envoyé » (Luc 4,43)
• « Ce ne
sont pas les bien-portants qui ont besoin de médecin, mais les malades. Allez donc
apprendre ce que signifie : ‘C’est la miséricorde que je veux, non le
sacrifice’. Car je suis venu appeler non les justes, mais les pécheurs » (Mt
9,12-13)
• « Vous le savez, les chefs des nations les tiennent sous leur pouvoir et les grands sous leur domination. Il ne doit pas en être ainsi parmi vous. Au contraire si quelqu’un veut être grand parmi vous, qu’il soit votre serviteur, et si quelqu’un veut être le premier parmi vous, qu’il soit votre esclave. C’est ainsi que le Fils de l’homme est venu non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude » (Mt 20,26-28).
En somme, Jésus définit son identité par le fait d’être envoyé et manifeste qu’il en a une conscience vive et constante. C’est sa joie. C’est son secret : « Je ne suis jamais seul, car Celui qui m’a envoyé est avec moi » (Jn 8,29). C’est la source de sa douce force, de son enthousiasme à se faire proche des méprisés, de son espérance dans les tempêtes de sa vie, de sa paix dans les ténèbres et jusque sur la croix.
Cette conscience vive est entretenue par les nuits de dialogue avec Celui qu’il appelle : « mon Père, Abba ». Il faut remarquer que Jésus choisit les lieux et les moments les mieux adaptés pour prier. Il va sur la montagne ou au bord de la mer, dans le désert, et il prie la nuit...Il sait choisir les conditionnements les plus favorables.
Dans un
environnement hostile, ne pas intérioriser le regard malveillant, voire assassin
Un épisode de l’évangile de Luc (4,16-30) est particulièrement révélateur de la conscience que Jésus a de sa mission. Il se rend à Nazareth au début de sa vie publique. Dans la synagogue, le jour du sabbat, il proclame un texte d’Isaïe. Celui-ci déclare que le Messie sera oint pour être envoyé proclamer la joyeuse nouvelle de la libération. Et il annonce que cela se réalise en lui : « Aujourd’hui, cette Écriture est accomplie pour vous qui l’entendez ».
Jésus doit ensuite affronter une série de réactions très contrastées des gens de chez lui. La foule passe de l’émerveillement à la méfiance puis à l’hostilité et à la haine à son égard. On veut le tuer. « Mais lui, passant au milieu d’eux, alla son chemin ». Cette dernière phrase révèle la conscience profonde que Jésus a de sa mission. Face à la foule en colère, Jésus garde son calme. Il n’est pas fasciné par la violence collective, il ne se laisse pas propulser en bas de la falaise, il n’intériorise pas la violence qui s’exprime à son égard. Il a un cap, une orientation, qui ne sont pas déterminés par son entourage, mais par sa relation au Père et à sa mission. Il continue son chemin...
Des moments forts dans la
vie de Jésus
Le baptême
Les évangélistes font partir la mission de Jésus de l’expérience déterminante qui est la sienne lors de son baptême dans le Jourdain. La voix du Père se fait entendre : « Tu es mon Fils bien-aimé, il m’a plu de te choisir » (Mc 1, 10-11). C’est l’expérience spirituelle dans laquelle Dieu se manifeste comme un « Je » qui dit « Tu » à Jésus. Il ne faut pas en conclure comme les « adoptionnistes » que c’est alors que Jésus, homme créé, est adopté par Dieu. Il s’agit de la manifestation d’une relation interpersonnelle déjà existante, et d’une intimité exceptionnelle. C’est, pour Jésus, comme le sera l’expérience de la Transfiguration, une rencontre brûlante qui marque un avant et un après dans la vie de Jésus. « Cette parole[3] : « Tu es mon Fils bien-aimé » habite maintenant son cœur. La profonde et intense émotion alors ressentie chante en lui au désert et le rend fort pour vaincre les tentations de manipulation, d’exploitation, de succès facile et sans souffrance. C’est elle qui le pousse vers les pécheurs, vers les petits, vers les personnes méprisées dans leur dignité d’enfants bienaimés du Père. C’est elle qui le fortifie, qui le console, qui le fait durcir son visage pour monter jusqu’à Jérusalem.
La Transfiguration
Elle doit être considérée comme une
expérience spirituelle décisive importante pour lui, plus encore que pour ses
apôtres (qui n’ont rien compris), avant sa Passion. Il se trouve en présence de
Moïse et d’Elie avec lesquels il parle de son « exode », c’est à dire de sa
mission libératrice, mais aussi de sa Pâque et donc de sa mort. La nuée
lumineuse figure la présence sensible de Dieu. Ici encore une voix se fait
entendre, comme au moment du baptême.
La
résurrection de Lazare
La lecture qu’en fait Françoise Dolto dans « L’Evangile au risque de la psychanalyse » est intéressante, en particulier dans l’étude qu’elle présente des relations de Lazare avec Jésus. Quoi qu’il en soit, le récit manifeste chez Jésus une forme d’hésitation : il ne va pas voir son ami malade, il se décide finalement, mais il pleure sa mort. Et puis comme mû par un excès d’émotion et par l’insistance de la foi de l’entourage, il invoque son Père et il appelle Lazare « Dehors ! ». Marthe est particulièrement active dans ce processus. Elle commence par un reproche élogieux : « si tu avais été là, mon frère ne serait pas mort ». Elle dit sa foi : « Je sais qu’il ressuscitera, au dernier jour, mais... » Et elle insiste à l’extrême, prenant presque le rôle d’accoucheuse de Jésus à sa fonction de Résurrection (Il lui dit « Je suis la Résurrection et la Vie »), quand elle lui dit fermement : "Maintenant encore, je sais que tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te l’accordera".
Du point de vue de la conscience humaine de Jésus, ce récit présente une incohérence manifeste : Jésus pleure et peu après il ressuscite son ami. Cela montre une conscience progressive de ce qu’il entreprend... Il ne sait pas tout à l’avance. Et il ne faut pas oublier que ce récit est écrit longtemps après l’événement pour nous donner un message théologique plus que pour nous raconter minute par minute ce qui s’est passé. Le récit montre en effet la relation symétrique qui s’établit entre Lazare qui va de la mort à la vie et Jésus qui va de la vie vers la mort. « Allons et mourrons avec lui » dit Thomas, conscient que Jésus se jette dans la gueule du loup en se rendant à Béthanie. « Les Juifs ont décidé de te faire mourir... »
La
rencontre de la Cananéenne
Il y a encore un passage de l’Evangile qui m’intéresse particulièrement parce qu’il montre que Jésus a une attitude raciste, un peu misogyne, assez brutale, mais qu’il est capable de changer de point de vue s’il rencontre quelqu’un qui lui fait face avec détermination. C’est le cas de la Cananéenne qui lui joue un bon tour en le prenant au mot : « Justement, les petits chiens mangent ce qui tombe de la table de leurs maîtres ». Ne lui avait-il pas dit qu’elle était une chienne, manifestant ainsi qu’il était conditionné par les présupposés de sa race à l’égard des non-juifs ?
Jésus
est-il parfait ?
Les ignorances et les hésitations, enlèveraient-elles quelque chose à la perfection de Jésus ?
La perfection d’un bébé serait-elle de parler dès les premiers jours et de réciter la table de multiplication ? La perfection d’un homme serait-elle de pouvoir expliquer en détail ce qu’il en est du mystère de la Trinité ? Jésus n’est-il pas Dieu dans sa manière d’être humain ? Parfait dans sa manière de devenir humain, de chercher son chemin, de réfléchir à sa mission, de trouver les mots pour s’exprimer, pour penser ce qu’il comprend peu à peu ? On le voit, il y a dans la théologie abstraite des affirmations qui viennent de présupposés philosophiques non repensés selon lesquels Dieu serait hors de l’histoire, hors du temps, absolument omniscient, impassible, etc. Cette représentation de Dieu est étrangère à celle que perçoit le peuple croyant dans son expérience de l’Alliance. Elle n’est pas du tout celle que nous révèle Jésus dans la vulnérabilité radicale de la croix. Comment Jésus, étant Dieu, peut-il souffrir et mourir ? Cette question qui concerne son corps peut s’étendre à l’aspect intellectuel de son être : comment peut-il ignorer, grandir dans la conscience de lui-même, avoir besoin des autres pour se comprendre lui-même, avoir besoin de paroles vives ? Comment peut-il s’interroger, comment peut-il douter ? Comment peut-il crier : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? », Jésus aurait-il menti en prononçant cette phrase, fait semblant, joué la comédie, simplement fait mémoire du verset du psaume, en pensant à sa fin heureuse ? Mais pourquoi ? On connaît la boutade du petit garçon à qui l’on demande « qu’a dit Jésus sur la croix ? » et qui répond que Jésus aurait dit : « Je m’en fous, dans trois jours je ressuscite ! » La perception de certaines théologies savantes est plus proche du gnosticisme que de la foi chrétienne, elles font de Jésus un être qui n’a plus rien de véritablement humain.
Le Catéchisme
de l’Église Catholique
Après ces différents rappels de la Tradition et de l’Écriture, relisons ce que nous dit le Catéchisme de l’Église catholique, promulgué en 1992 :
N°425 “Le Nouveau Testament ne laisse planer aucun doute sur la conscience qu'a toujours ue Jésus de se recevoir tout entier de Dieu son Père, de ne faire qu'un avec lui et donc d'être le Fils unique de Dieu, et en ce sens, d'être lui-même Dieu.
De la même façon, il connaissait le but de sa mission, avec ce qu'elle comportait, son sacrifice "pour que les hommes aient la vie" (Jn 10,10). Mais Jésus avait une conscience humaine de sa divinité et de ce qu'elle impliquait pour sa mission. Dans sa traduction réfléchie, cette conscience participait des conditionnements de toute conscience humaine : elle passait par les mots disponibles de la langue et prenait appui sur les choses, les situations ou les événements rencontrés. Ainsi a-t-elle pu connaître, sur ce plan, un développement, conformément à ce que Saint Luc déclare de la croissance de Jésus, non seulement en taille, mais aussi "en sagesse" et "en grâce" (Lc 2,52).
L'expérience devait donc aussi, pour l'homme qu'il était, jouer le rôle qui lui revient dans la connaissance des choses qui relèvent précisément de l'expérience.”
Nous soulignons deux mots dans ce texte : expérience et développement. Jésus a connu une croissance, en taille et en sagesse, en conscience aussi donc. Ce texte simple est remarquablement bien équilibré : Jésus a toujours eu conscience de sa relation au Père, « de se recevoir tout entier du Père ». Par ailleurs il connaissait « le but de sa mission ». Ce sont là des éléments essentiels de sa conscience profonde, intuitive, essentielle. Mais ce fait n’empêche nullement Jésus d’avoir à faire l’expérience de beaucoup de choses pour grandir, croître, dans une connaissance de la vie et des êtres, tout comme dans la « conscience réfléchie » qu’il avait de lui-même et de sa mission.
La
Commission théologique internationale
« La conscience que Jésus avait de lui-même et de sa mission » (1985)
La
question posée concerne le « grand public chrétien »
« Comment faut-il présenter aux chrétiens d’aujourd’hui la conscience que Jésus a eu d’être le Fils de Dieu et de fonder l’Église, la « communion » qu’il rachetait de son sang ? [1]
Il ne s’agit pas seulement d’un problème d’école. C’est le grand public chrétien désormais qui interpelle les théologiens et les pasteurs à ce propos. »
Préciser
le rapport à la Bible
« Il faut d’abord parler de la
relation entre l’exégèse ecclésiastico-dogmatique et l’exégèse
historico-critique de l’Écriture. Ces difficiles questions d’herméneutique sont
particulièrement aiguës dans le champ de notre recherche. Selon la doctrine du
deuxième concile du Vatican, l’exégèse de l’Écriture Sainte « doit rechercher
ce que les auteurs sacrés ont vraiment voulu dire ».[9]4 »
Le
rapport à la culture contemporaine
« Une autre question, non moins
difficile, surgit dans l’étude de la tradition vivante de l’Église. L’Église et
sa théologie vivent dans l’histoire. Afin de proposer une explication de la foi
transmise définitivement, il leur est donc nécessaire d’utiliser la langue
philosophique de leur temps...»
Quatre
propositions
NB Statut de la commission :
« Délibérément, elles n’entrent pas
dans les élaborations théologiques qui tâchent de rendre compte de cette donnée
de foi. Il n’y sera donc pas question des tentatives de formuler théologiquement
comment cette conscience a pu s’articuler dans l’humanité du Christ. »
• La vie de Jésus témoigne de la
conscience de sa relation filiale au Père
• Jésus connaissait le but de sa
mission : annoncer le Règne de Dieu et le rendre déjà présent dans sa personne,
ses actes et ses paroles, afin que le monde soit réconcilié avec Dieu et
renouvelé. Il a librement accepté la volonté du Père : donner sa vie pour le
salut de tous les hommes ; il se savait envoyé par le Père pour servir et pour
donner sa vie « pour la multitude » (Mc 14, 24).
• Jésus a voulu fonder l’Eglise « Pour
réaliser sa mission salvatrice, Jésus a voulu rassembler les hommes en vue du Royaume
et les convoquer autour de lui. En vue de ce dessein, Jésus a posé des actes
concrets dont la seule interprétation possible, prise dans leur ensemble, est
la préparation de l’Église qui sera constituée définitivement lors des
événements de Pâques et de la Pentecôte. Il est donc nécessaire de dire que
Jésus a voulu fonder l’Église. »
• Jésus a aimé tous les hommes.
La conscience qu’a le Christ d’être
envoyé par le Père pour le salut du monde et pour la convocation de tous les
hommes dans le Peuple de Dieu implique, mystérieusement, l’amour de tous les
hommes, de sorte que tous nous pouvons dire : « Le Fils de Dieu m’a aimé et
s’est livré pour moi » (Ga 2, 20 ; GS 22, 3).
Une vraie question ou un artifice
pédagogique ?
Serait-ce une simple question
pédagogique, une question dont Jésus connaîtrait la réponse, mais qu’il
poserait à ses disciples pour les tester ? Se pose-t-il vraiment cette question
pour lui-même, comme chacun de nous peut le faire, en ayant des éléments de
réponse, des intuitions, mais jamais la pleine clarté ?
Une question relationnelle
Jésus pose la question à ses apôtres.
Elle comporte deux volets : « qui suis-je ? » et « pour vous ». La question de
l’identité est ici posée d’emblée dans un cadre relationnel, c’est déjà significatif
d’une identité elle-même relationnelle. Il est soucieux de la conscience que
les autres ont de lui. Nous retrouvons ici l’intuition très forte des
théologiens qui insistent sur le caractère fondamentalement relationnel de
Jésus : à l’égard de son père (conscience de son identité dans la Trinité) et à
l’égard des humains (conscience de sa mission). Jésus pouvait-il se comprendre lui-même
autrement que dans et par cette relation filiale qui l’unissait à son Père et
lui conférait une mission ?
Une relation subsistante
Les théologiens parlent de relations
subsistantes dans la Trinité. Les personnes divines sont avant tout des
relations. Ils parlent aussi d’une relation constitutive de la personne. Ici, pour
notre question, nous pourrions aussi parler de relation révélatrice. C’est au
sein d’une relation que la conscience s’éveille à elle-même et elle s’éveille
donc comme relationnelle.
Une prise de conscience stimulée par
une reconnaissance
Allons plus avant : Jésus n’a-t-il pas
besoin, comme tout être humain, de la parole des autres, de l’échange, des mots
des autres, de leur reconnaissance, pour pouvoir mieux percevoir son identité
et la place qu’il peut occuper, sa vocation personnelle, et jusqu’à son
identité particulière de Fils unique de Dieu ? « Fils de Dieu » est une
expression relativement banale à l’époque de Jésus, dans la Bible, le roi est
dit fils de Dieu, tout homme est fils de Dieu. C’est avec Jésus que cette
expression prend un sens tout à fait spécifique et fort. Jésus n’a-t-il pas besoin
d’entendre Pierre lui dire « Tu es le Messie, le Fils de Dieu », bien qu’il le
sache déjà, et même si ces mots n’ont pas à cette époque historique le même
sens qu’après le Concile de Nicée ? N’a-t-il pas besoin d’entendre dans
l’extériorité ce qu’il pressent à l’intime et qui résonne alors en Lui comme
une conscience identifiée ? Il confirme à Pierre que ses paroles sont vraies,
qu’elles sont inspirées par le Père. Redisons-le, ces mots n’ont pas encore le
poids qu’ils auront après la résurrection ni après les Conciles œcuméniques.
Une prise de conscience ecclésiale
progressive de l’identité de Jésus
Même si, dès le tout début,
l’intuition fondamentale était là, parce que la réalité était là, l’identité de
Jésus ne s’est révélée à lui-même que progressivement, comme elle ne s’est
révélée que progressivement à la conscience claire de l’Église. Celle-ci a dû,
au cours des grands conciles christologiques, trouver des mots nouveaux, des
mots ne se trouvaient pas dans la Bible. Il a fallu donc pour l’Église
effectuer un déplacement (encore une relation d’altérité, encore une
vulnérabilité) : chercher ces mots décisifs dans la culture des autres, dans la
culture païenne ! C’est la philosophie grecque qui a permis à l’Église
d’exprimer sa foi ! Cet effort théologique ne s’est pas fait sans résistance ni
difficultés.
Une conscience qui se construit
historiquement
L’identité, la conscience de Jésus ne
s’est perçue explicitement que lentement, par le travail de l’Esprit. Il y a là
un rapport à l’humanité, à l’histoire, au devenir, qu’il faut souligner et qui
dit quelque chose d’extrêmement important non seulement pour l’identité de
Jésus, non seulement pour l’identité du Dieu chrétien, mais plus encore pour
l’identité du chrétien. C’est par ce chemin long et sinueux de l’expérience et
de l’histoire qu’il se découvre fils dans le Fils, qu’il se découvre en
relation avec le Père, dans le Souffle commun du Père et du Logos créateur, enveloppé
par une relation qui est une personne vivante, la filiation ! Et c’est là que
nous rencontrons notre vocation : celle de devenir des fils de Dieu.
Une identité à la merci de l’autre...
N’est-il pas troublant et extrêmement
touchant de percevoir que le Verbe de Dieu, sans cesser d’être lui-même, mais
en pleine logique d’incarnation, vit le rythme de la création et donc de la
croissance, du devenir, se remet physiquement aux mains des hommes à la crèche comme
à la croix, et se risque même dans le jeu aventureux de la reconnaissance
réciproque ?
« Je suis », l’expression utilisée
pour Moïse devant le buisson ardent signifie « je suis avec toi », car le verbe
est à un temps « inaccompli » qui peut être traduit par un futur « je serai qui
je serai ». Cette affirmation semble avoir besoin d’une confirmation et besoin
de temps pour s’accomplir. On pourrait traduire « tu vas voir ce que tu vas
voir »[4] ou,
tout au contraire, « je serai ce que tu verras ». Comment être avec toi, sinon
tel que tu reconnais que je suis ? J’occupe la place que tu m’accordes, en ton
cœur et en ton esprit. Je te laisse deviner qui je suis. Je te laisse
m’identifier, me nommer, utiliser tes mots pour dire qui je suis et quelle est
ma mission. « Dieu est Dieu quand je dis Dieu », dit Maître Eckhart. Certes il
existe en lui-même et indépendamment de moi, mais dans mon propre monde
intellectuel et conscient, dans ma propre vie, dans mes mots à moi, il ne veut
occuper que l’espace que je lui ouvre. Il ne s’impose pas.
Une
identité qui est question
« Il y a plus dans la question que dans la réponse » écrit E. Lévinas. La question est ouverture à l’infini. Elle n’est pas vide, elle est tout au contraire très riche de sens. Tout au long de l’Évangile, on le voit, Jésus fait question bien plus qu’il n’apporte de réponse. Il est le « paradoxos paradoxon » dit le Chrysostome. En demandant « qui suis-je ? », il se met en question.
La théologie est aussi parfois présentée comme une série de questions (cf Thomas d’Aquin dans la Somme de Théologie). Jésus met les hommes en question, il met la religion et le Temple en question. Il met aussi Dieu en question puisque c’est au nom de Dieu qu’il sera condamné, puisque c’est en tant qu’imposteur qu’il sera exécuté.
Une
identité à la merci d’une méprise, d’une erreur
« Qui suis-je
pour vous ? » Même à supposer que Jésus n’ait posé qu’une question pédagogique,
le fait même qu’il procède par questions et non pas par affirmations est tout à
fait remarquable et cela dit quelque chose de son être profond. Il est celui
qui ne veut pas être protégé. Quand il révèle à Pierre que le Fils de l’Homme
va être livré, Pierre s’y oppose, préférant la figure du Messie triomphant à
celle du serviteur souffrant. Pierre fait alors obstacle, il est traité de «
Satan ». Il n’y a pas de pire qualificatif ! Il est à noter ici que les
affirmations théoriques de Pierre sont exactes et que Jésus souligne qu’il ne
pourrait pas dire ces mots si cela ne lui était soufflé par l’Esprit Saint. En
revanche il n’a rien compris des implications pratiques des titres théoriques
qu’il a désignés. S’il a 20/20 en théologie, il a 0/20 en pratique. Il a une orthodoxie,
mais il n’a pas d’orthopraxie.
Jésus ne se protège pas, il ne veut aucune immunité, il se risque dans la vulnérabilité de la relation, condition de l’amour et de l’amitié. C’est vrai au plan physique : la croix en est la révélation incontournable. C’est vrai aussi au plan dogmatique : Jésus se risque à être mal compris, mal interprété, mal identifié. Lui qui est la Vérité ne formule aucun dogme, mais se risque parmi les hommes et donc parmi les erreurs. Où est sa vérité la plus profonde ? Dans des formules abstraites, de simples mots, ou dans cette attitude de vulnérabilité délibérée ? Plus près de la folie que de la logique humaine, sa vérité semble impossible à définir adéquatement avec des mots !
L’invention
de la filiation
C’est sa
nature même que de donner, de pardonner, de se donner, de se livrer. Dieu est relation.
Dieu est La relation par excellence. Dieu est amour et Jésus, pour révéler le
visage du vrai Dieu, aime jusqu’à l’extrême. [5]
.L’identité de Jésus n’est pas celle dont l’homme
contemporain peut rêver comme self- made-man, ou auto-affirmation
dans l’autonomie. C’est une identité totalement relationnelle.
C’est parce que Jésus vit du Souffle, don de se donner, que la mort ne peut rien sur lui. C’est dans cette relation et parce que son centre de gravité est totalement placé dans le Père, qu’il ressuscite dans une vie sans mort. C’est son être même, dans la vie trinitaire, de ne vivre qu’en relation, par une relation filiale constitutive de sa personne, de n’être que relation, au point d’être La Filiation même. Jésus est l’inventeur de la filiation. Un inventeur ne crée pas ce qu’il invente. On invente une grotte préhistorique quand on la découvre. Et, en même temps, Jésus inaugure en sa vie même la réalité qu’il invente, il devient qui il est. C’est par lui que nous prenons conscience de notre propre identité d’enfants de Dieu, c’est par lui, avec lui et en lui que nous devenons fils et filles de Dieu.
[1] La conscience de Jésus, Christof Cardinal Schönborn, in « Kephas » n°12, octobre-décembre 2004. Cet article reprend depuis la période patristique les éléments apportés par la réflexion des théologiens à la question de la conscience de Jésus. Il a le mérite de présenter d'une façon très claire la pensée de Rahner et de Balthasar
[2] L’unique personnalité du Christ Garrigou Lagrange op 1904
[3] Comme l’écrit l’évêque de Gatineau, au Canada, Mgr Roger Ebacher (22 mars 2011)
[4] Ou, comme traduisait un prédicateur en verve : “Tu verras de quel bois je me chauffe !” reprenant l’image du buisson, bien évidemment...
[5] “Il les aima jusqu’au bout” Jn 13, 1-15