Prêtre dans le diocèse de Metz
L’art et la foi se rencontrent dans le travail de l’artiste, qui traduit le monde et la transcendance par la création. Inspiré par Vatican II, le texte insiste sur l’importance d’écouter les créateurs contemporains et leur langage symbolique. À travers Jonas (Camus) ou Arcabas, l’artiste s’isole pour donner sens au monde et nourrir la spiritualité. L’œuvre devient alors un chemin de foi, mêlant engagement personnel, beauté et dialogue avec le sacré.
Mots-clés : Foi, Création, Solitude, Dialogue
« À leur manière aussi, la littérature
et les arts ont une grande importance pour l'Église. Ils s'efforcent en effet
d'exprimer la nature propre de l'homme, ses problèmes, ses tentatives pour se
connaître et se perfectionner lui-même ainsi que le monde... Il faut donc faire
en sorte que ceux qui s'adonnent à ces arts se sentent compris par l'Église... Que
les nouvelles formes d'art qui conviennent à nos contemporains, selon le génie des
diverses nations et régions, soient aussi reconnues par l'Église... Que les
croyants vivent en très étroite union avec les autres hommes de leur temps et qu'ils
s'efforcent de comprendre leurs façons de penser et de sentir, telles qu'elles
s'expriment par la culture. » (L'Église dans le monde de ce temps, n° 62,
Concile Vatican II).
Fort de cette
conviction, nous sommes conduits à porter un regard positif, ou tout au moins
accueillant sur le monde artistique qui nous entoure. Certes, parfois, sur la
route des vacances, face à certaines œuvres contemporaines, nous nous demandons
parfois ce que les artistes expriment du monde contemporain, de l'homme, de la
nature, de Dieu. Cette démarche soulignée par le concile Vatican II se veut
pleine de respect pour celui ou celle qui ne parle par notre « langue »
habituelle.
Aujourd'hui,
la voix qui se fait entendre dans la société est surtout la voix des économistes,
des statisticiens, des psychologues et aussi, il faut bien le souligner, la
langue de bois, celle qui est sans doute la plus utilisée. Écouter la voix des
artistes, des créateurs, des chercheurs permet d'écouter la voix des peuples
qui ne se réduit pas à l'économique, au social, à l'utilitaire. La société doit
réapprendre à parler une langue qui ne soit pas uniquement scientifique ou
sociologique, en acceptant de faire droit au langage symbolique.
Pour la
société et les Églises, le dialogue avec les artistes est un dialogue exigeant,
car les artistes posent souvent la question de la beauté. Elle est signe de
transcendance, d'ouverture. L’art est sans doute pour cela un chemin de foi,
car il n’est pas une pure reproduction du réel.
Entendons
aussi le terme « foi » comme une « confiance », une conviction forte, un engagement.
L’art nous laisse entrevoir un autre monde. C’est dans ce sens que nous allons nous
intéresser à la description d’un artiste particulier, Jonas. Ne cherchez pas
des œuvres signées de son pinceau, mais plutôt, nous allons le voir apparaître
sous la plume d’Albert Camus. Cinquante ans après la disparition tragique de
l’écrivain, son œuvre est toujours là, pertinente, sans cesse visitée,
revisitée. Arrêtons quelques instants dans l’atelier du peintre Jonas. Puis,
nous aurons l’occasion de voir comment l’art peut nourrir la foi, comment la peinture
ou la sculpture est un langage engagé.
Jonas
l’artiste au travail est la cinquième des six nouvelles contenues dans le
recueil L’Exil et le royaume paru en 1957. Cette nouvelle décrit comment
le succès et la gloire peuvent aussi amener le malheur. En effet, sur un ton
ironique, dans une sorte de sourire grinçant, cette nouvelle rejoint cette
période difficile pour Camus, tiraillé entre le goût de la solitude pour créer et
celui de s'y retrouver malgré lui après des « bains » de foule, après un écrit
controversé (L'Homme révolté) qui le conduit à se retrouver isolé de
certains de ses compagnons d'antan. Catherine Camus rapporte ainsi ce souvenir
de jeunesse, voyant son père abattu sur une chaise, elle lui demande : « Tu es
triste, papa ? », et lui de répondre : « Non je suis seul ». Camus exprime
ainsi « l'angoisse de l'homme prisonnier de sa légende et de son métier.[1]»
Ce récit «
Jonas » est comme un écho autobiographique de Camus lui-même. « Je dispute au
temps et aux êtres chaque heure de mon travail, sans y réussir, le plus
souvent. (…) Mais le plus grave est que je n’ai plus le temps, ni le loisir
intérieur, d’écrire mes livres et je mets quatre ans à écrire ce qui, dans la
liberté, m’aurait coûté un ou deux ans. »[2]
Dès à présent, entrons dans l’atelier de l’artiste. Gilbert Jonas est un artiste laborieux. Entendez par là qu’il ne surfe pas sur un nom et encore moins sur le renom. C'est vers trente-cinq ans qu'il goûte au succès. En effet, cet homme travaillait d'abord dans la grande maison d'édition paternelle avant de se consacrer à la peinture. Il épouse Louise Poulin qui s'ingénia à prendre en main les « rênes » du ménage. C'est un couple avec trois enfants vigoureux, et qui va s'ouvrir à la venue de Rose, la sœur de Louise, veuve avec une fille. La maison était ainsi remplie d’enfants et de tableaux. Pourquoi Dieu a-t-il séparé ce qu'il a uni ? -, pour suggérer une voie de dépassement, ou d'intégration, de cette antithèse formelle unité/séparation par la perspective de l'alliance et l'évocation de l'empreinte trinitaire dans nos existences humaines.
En effet, en
exergue de la nouvelle, nous trouvons la citation suivante du livre biblique de
Jonas : « Jetez-moi dans la mer... car je sais que c'est moi qui attire
sur vous cette grande tempête. » (Jon 1, 12)
Camus ne
renvoie pas ici à l’épisode le plus connu de Jonas, celui de son séjour dans le
ventre d’un monstre marin, mais plutôt Jonas rapporte qu’il fuit la présence du
Seigneur.
Sans faire un
grand développement sur le Jonas biblique, en quelques lignes, essayons de le
présenter. Jonas est un prophète du Royaume du Nord, contemporain de Jéroboam
II (783-743 avant Jésus-Christ). Son nom signifie « colombe », et il l'a donné
au héros du livre du même nom, datant approximativement du Vème siècle avant
Jésus-Christ.
Le livre de
Jonas est court : quatre chapitres, soit quarante-huit versets, l'équivalent
d'une nouvelle... Il s'agit d'un conte biblique, c'est-à-dire une histoire aux
épisodes haletants et invraisemblables... En fait, ce livre relate les déboires
d'un apôtre hors du commun, en trois actes et nous présente le visage d'un Dieu
de tendresse et de miséricorde, toujours prêt à revenir sur sa parole de
condamnation si l'homme se convertit, se tourne de nouveau vers lui.
Face au monde
qui l’entoure, Jonas apparaît comme David face à Goliath. Ce frêle personnage
veille sur quelqu'un qui n'est pas plus gros qu'un insecte, la petite Louise,
avec son physique de fourmi. Sa bonne foi, sa bonne étoile semble veiller sur
lui et l'empêche de tomber.
Les
expressions avec le terme « étoile » sont nombreuses et elles conviennent parfaitement
pour résumer la vie de Jonas. Certes, on nous dit à plusieurs reprises qu'il a
cru à son étoile, mais par la suite, on pourrait dire que son étoile s'élève
avant de commencer à pâlir. Ici, un peu comme les Mages, menés par l'étoile de
Bethléem il semble se laisser guider, être passif, car il croit à sa bonne
étoile. Dans la Tradition judéo-chrétienne, l'étoile obéit aux volontés de Dieu
et les annonce éventuellement. (Isaïe 40, 26 ; Psaume 19, 2)
Au cœur de sa
retraite, où Jonas s'enferme à la fois dans le recoin d'un appartement qu'il se
construit, comme dans le ventre d'une baleine, il se rapproche également du
ciel. Il tente de se rapprocher de l'étoile en se privant de la lumière. Notons
qu'il est précisé que le peintre réalise ses œuvres à la lumière du jour, puis
il tente de les réaliser à la lumière électrique et enfin avec une lampe à
huile. Peu à peu, il met en pratique une intuition de Camus : « Avant d'écrire
un roman, je me mettrai en état d'obscurité et pendant des années »[3].
À présent, il s'isole. Il entre dans un autre monde, et il semble résister avec
difficulté à cet isolement, car l'art de la création est difficile. Il s'agit
en effet de concilier, la recherche du neuf doit se faire dans un cadre ancien.
Il cherche son désert et dès qu'il est trouvé, le reconnaît trop dur. C'est
quasiment une création à partir de rien. Non seulement, « il se jette à l’eau »
comme ce Jonas biblique, mais cet isolement conduit à revenir au tohu bohu… il n’y avait rien que
l’esprit qui planait à la surface des eaux, lisons-nous dans la Genèse. Il
s'enferme dans la nuit comme pour être sûr de percevoir enfin son étoile, afin
qu'elle ne lui échappe pas, qu'il ne la confonde pas avec de vains reflets du
monde,
Ne faut-il
pas, pour observer les étoiles, non seulement un ciel dégagé, mais aussi sortir
des villes pour échapper à l’éblouissement de la cité….
En effet,
l'étoile a disparu du texte. Or, elle peut luire, non seulement dans le ciel
physique, mais dans le cœur de l'homme, obscurci par les passions et comme
plongé dans la nuit des sens :
« Dans cette nuit ténébreuse,
J’ai perdu le chemin de la quête
Apparais donc, ô étoile qui nous guide.
Où que j'aille, mon angoisse ne fait que croître. »[4]
Il a besoin
de se rattacher à quelque chose, de croire encore à son étoile. C'est un peu
une prière, une intercession : « Il écoutait en lui-même ce silence, il
attendait son étoile, encore cachée, mais qui se préparait à monter de nouveau,
à surgir enfin, inaltérable, au-dessus du désordre de ces jours vides. “Brille,
Brille disait-il. Ne me prive pas de ta lumière.”[5]
En fait, nous pensons à ce lien que Camus établit lui-même entre l'étoile et le
fait d'être heureux lorsqu'il écrit : “Je me suis levé heureux, pour la
première fois depuis des mois. J'ai retrouvé l'étoile.”[6]
Il cherche à percer un secret qui est plus que celui de l'art, de la réussite.
Il en va du sens de la vie. Il cherche à commencer quelque chose de nouveau.
N’est-ce pas la nuit qu’il est important de croire à la lumière ?
Après un exil
dans la soupente de son appartement, Jonas va livrer une toile… blanche, sur
laquelle on peine à lire un mot… solitaire ou solidaire… Tel est
vraisemblablement le prix de l’engagement de l’artiste. Ce qu’il dit, ce qu’il
écrit, ce qu’il peint, traduit ce qu’il ressent, ce qu’il vit. En cela, il est
à l’écoute, solidaire du monde qui l’environne… Cependant, par ce qu’il dit,
par ce qu’il écrit, par ce qu’il peint, il ne peut être que “solitaire”.
Jean Conilh termine sur un élan d'optimisme son étude de Camus.
En effet, sur la toile de Jonas, il lit sans hésiter le mot “solidaire” “car,
c'est avec Jonas, notre frère, que nous voulons partir à la découverte du
Royaume.”[7]
Même dans le titre du recueil, au-delà des règles de la langue française, nous
ne trouvons pas le mot “royaume” transcrit avec une majuscule. Si c'était le
cas, le rapprochement avec le “Royaume de Dieu” irait presque de soi.
Cependant, ici, nous voulons davantage insister sur la profession de Jonas.
Camus note en effet : “L'artiste refait le monde à son compte. Les symphonies
de la nature ne connaissent pas de point d'orgue. Le monde n'est jamais
silencieux ; son mutisme même répète éternellement les mêmes notes, selon des
vibrations qui nous échappent.”[8]
En fait, ce
qui nous intéresse ici, c'est le monde, l'univers de Jonas. C'est un homme
aussi qui est en lien avec les forces cosmologiques. Il a toujours cru à son
étoile. Nous aurons l'occasion par la suite de nous attarder sur le symbolisme
de l'étoile, mais ici soulignons la place du paysage.
Conilh dans ses deux articles parus dans Esprit, parcourt
l’itinéraire de Camus. Le critique part d'un thème sous-jacent à son œuvre,
celui de l'Exil : nous le retrouvons, note-t-il, tout au long de l'œuvre, mais
d'une façon plus angoissante dans les derniers livres, dans la correspondance
entre l'image extérieure du désert et le paysage désolé qui lui répond au-dedans
des consciences.
Nous pouvons en effet dégager un point commun aux héros de L'Exil et le Rovaume. D'ailleurs, Jean Conilh le souligne lui-même : “Ces exilés, que ce soit la femme adultère, dont le regard nostalgique se porte sur le lointain, au bout du vide et de la nuit, le peintre Jonas, silencieux et attentif, durant des jours et des nuits, devant une toile blanche, n'ont plus de complaisance pour leur exil. Ils lèvent la tête et regardent au-delà.”[9] Jonas est en posture d'attention et d'attente au seuil du mystère.
Cette attente
peut-elle être collective ? Camus, quant à lui, ne partage pas l’optimisme de Jean
Conilh. “Le créateur aujourd'hui, écrit-il en 1957,
ne peut être qu'un prophète solitaire, habité, mangé par une création
démesurée.”[10]
Camus semble être ainsi conscient que son projet ne peut être démocratisé à
outrance, qu'il s'agit d'un chemin escarpé sur lequel seulement quelques-uns
peuvent s'aventurer.
Camus insiste
par ailleurs, et cela apporte une nuance à ce que nous venons de dire, sur la
solitude nécessaire pour créer, et que d'essayer de créer au cœur d'une foule,
même restreinte, est une entreprise insensée.[11]
“Chaque
artiste garde ainsi, au fond de lui, une source unique qui alimente pendant sa
vie ce qu'il est et ce qu'il dit. Quand la source est tarie, on voit peu à peu
l'œuvre se racornir, se fendiller. Ce sont les terres ingrates de l'art que le
courant invisible n'irrigue plus. Le cheveu devenu rare et sec, l'artiste,
couvert de chaumes, est mûr pour le silence, ou les salons, qui reviennent au
même.”[12]
En lisant ces lignes postérieures à Jonas, nous semblons découvrir un résumé de
ce qu'il a vécu.
L’artiste,
comme le mime ou le conquérant, lutte contre l’absurdité du monde. À ce titre, il
semble que sa figure passionne Camus plus encore que son œuvre.[13]
La figure de Jonas est proche d’un portrait autobiographique de Camus lui-même,
mais ne peut-on pas voir dans l’attachement de l’artiste à sa “bonne étoile”,
la question de l’inspiration créatrice ? Par ailleurs, le dilemme entre
“solitaire” et “solidaire” ne reflète-t-il pas celui de l’artiste par rapport à
l’humanité ? Catherine Camus dans l’album qu’elle vient de consacrer à son père
en cette fin d’année 2009 propose comme titre “solitaire et solidaire”. Elle
associe les deux termes, mais place en premier celui de “solitaire”. Peut-être
est-ce ce retrait vital qui permet de poursuivre cette quête de sens au cœur
d’une peinture, d’une sculpture ? Cette volonté de suivre l’étoile, chantée par
Jacques Brel dans La Quête, cette recherche de sens, permet un
rapprochement entre l’artiste et l’Église. Le XXe siècle a été un siècle sans
retenue. Il a été marqué par des ruptures brutales dans la façon de vivre
ensemble, de maîtriser la nature. Ce siècle fut aussi celui de l'ouverture à la
différence comme en témoigne la reconnaissance de la culture aborigène lors de
la cérémonie inaugurale des Jeux olympiques à Sydney. Les artistes ont vécu de l'intérieur
ces drames, ces conquêtes. Il suffit de voir l'évolution de la peinture où la
forme s'est effacée au profit de la couleur ; l'évolution de la musique où le
rythme a pris plus de place que la mélodie. L'art a beaucoup évolué. Il a
obligé l'amateur d'art à changer complètement son regard.
Ces
changements provoquent l'Église à modifier elle aussi son attitude. Elle doit
se mettre à l’écoute du “Jonas” contemporain, prophète qui n’annonce pas la
perte de Ninive, mais qui porte en lui les cris et aspirations, les joies et
les angoisses des hommes. C’est ce que nous nous proposons d’aborder à présent.
Sous ce
titre, voici un appel à dépasser le simple regard furtif sur une peinture pour
entrer en dialogue avec elle. Prêtons l’oreille pour entendre ce que cette
œuvre nous annonce, comment elle nous ouvre l’avenir…
Généralement,
on peut dire que le “croire” repose sur le dire, l’agir et le bâtir. L’Église passait
commande et veillait à ce que l'œuvre chantée, peinte, sculptée... soit
conforme à l'Évangile, à la tradition. En passant d'une attitude de commande à
une attitude d'écoute, l'Église entreprend un dialogue exigeant avec le monde
artistique. Ce dialogue sera fécond si l'Église se laisse éclairer par ceux et
celles qui pressentent ce qui se joue d'essentiel dans notre histoire.
À ce titre,
différentes expériences sont menées. Certes, il ne s’agit pas transformer une église
en galerie d’exposition. Ce dialogue doit être beaucoup plus profond. Par
exemple, le diocèse de Metz propose une lecture continue de l’évangile de Luc.
Conjointement à cette démarche, il est proposé, parce que saint Luc est
présenté traditionnellement comme le patron des peintres, de susciter des
rencontres entre un texte, l’évangile de Luc et des artistes. Il ne s’agit pas
simplement d’illustrer le texte évangélique, mais que l’artiste traduise en
couleurs, formes, styles… la bonne nouvelle découverte.
La rencontre
avec “l’image de Dieu” peut être bouleversante. Nous connaissons l’attachement
de personnes que nous rencontrons à telle représentation de Marie, de Saint
Jude ou de Saint Antoine.
De la Salette
à Lourdes, en passant par Pontmain, la Vierge Marie change de robes et d’attributs…
Ici, elle est vêtue de blanc avec une ceinture bleue (Lourdes), là elle porte
une robe étoilée comme à Pontmain et à la Salette, elle porte ce crucifix
caractéristique avec la tenaille et le marteau.[14]
Chaque tenue nous dit quelque chose du message lié au lieu de l’apparition. En
l’absence d’apparition, la tâche du Père Jules Chevalier et de ses premiers compagnons
consiste donc à traduire un nouveau titre… Notre Dame du Sacré-Cœur.
À Issoudun
(Indre, France), haut lieu dédié au Sacré Cœur au XIXe siècle, la dévotion mariale
a pour ainsi dire pris le dessus. Ainsi, à la basilique du Sacré Cœur, une
chapelle en l’honneur de Notre Dame du Sacré Cœur a été adjointe. Il est
intéressant de noter ici qu’il ne s’agit pas d’un lieu d’apparition mariale.
Aussi, n’est-il pas possible d’interroger des voyants pour nous décrire la
“belle dame”…
Voici, un
témoignage particulièrement émouvant, celui du Père Victor Jouët,
qui va devenir un compagnon du Père Jules Chevalier fondateur des Missionnaires
du Sacré Cœur. Le lendemain de Noël 1864, à quatre heures du matin, dans la
nuit glaciale, un jeune prêtre de Marseille, le père Victor Jouët
arrive à Issoudun. Il y a dans sa chambre une statue de Notre-Dame du
Sacré-Cœur. Victor, en un instant, devint le jouet de Notre-Dame du Sacré-Cœur ».
Il n’avait plus froid et il voulut aussitôt célébrer la messe. Lui-même a
laissé un ex-voto de cet événement dans la basilique d’Issoudun : « Voyageur
d’un jour, j’apprends ici votre titre glorieux, ô Souveraine du
Sacré-Cœur de Jésus… Je tombe aux pieds de votre ravissante image et je
me relève votre missionnaire pour la vie. En une seconde, quelle grâce ! quelle
vocation ! ô ma mère ! 28 décembre 1864. V.J. Miss. du
S.C. »
Au-delà d’une
prose du XIXe siècle, nous retenons ici que l’image de Notre Dame du Sacré Cœur
le bouleverse profondément.
Ce titre de
Notre Dame du Sacré Cœur, en l’absence d’apparition, doit être conforme à la théologie.
La statue de Notre Dame du Sacré Cœur va donc poser problème
: elle ne peut pas être simplement le fruit de l’imagination d’un artiste. Or,
le fait que ne soit pas proposée une madone à l’enfant dans ses bras, mais
Marie présentant les bras ouverts l’enfant Jésus debout devant elle, adulte
dans le domaine de la foi, désignant d’une main son cœur et de l’autre sa mère
ne va pas être sans poser question.
Après le
concile Vatican II, une réflexion est une nouvelle fois menée pour traduire le vocable
Notre Dame du Sacré Cœur en tenant compte d’un enracinement biblique. C’est l’évangile
de Jean, avec Marie au pied de la croix qui est retenu. Le sculpteur Philippe Chambault va ainsi réaliser un calvaire en bois pour les
corps et en cuivre pour les habits. Jésus est représenté crucifié. Marie, quant
à elle, à la gauche du crucifié a le regard tourné vers le côté transpercé du
crucifié. Sa main gauche semble comme prête à recueillir l’eau et le sang jaillissant
du cœur de Dieu et sa main droite est tournée vers celui qui se recueille
devant ce calvaire… elle assure pour ainsi dire le lien entre le Christ en
croix, sauveur et le priant, présentant à Dieu nos demandes et nous désignant
celui qui sauve.
Ce calvaire
majestueux a trouvé sa place dans la basilique du Sacré Cœur à Issoudun après
la fermeture de la chapelle de Strasbourg pour laquelle il avait été conçu.
Bénédicte
Mallard souligne la difficulté de l’art figuratif dans ce que l’on nomme «
l’art sacré » ou « l’art chrétien »
« Autour de nous, il y a trop d’images
sulpiciennes. Alors je n’ose pas. Pour aider à la
méditation, je pense plutôt à la musique, à l’art abstrait ce qui nous fait contempler
des rythmes,
des structures, et nous permet de nous échapper. »[15]
Pierre Ganne,
dans un texte très apprécié par Arcabas lui-même note
:
« Le monde d’aujourd’hui, l’église, en
proie aux pollutions spirituelles et aux
agitations
frénétiques de l’asphyxie, ont tragiquement oublié que la beauté est le
chemin, humble
et splendide, vers la prière et la rencontre du Dieu vivant. C’est la
leçon
permanente des grandes liturgies. (…) c’est la beauté aussi que nous avons
crucifiée. »[16]
Néanmoins, un
art figuratif qui alimente la piété populaire est-il indigne d’intérêt ?
Certes, du point de vue esthétique, ceci peut se comprendre, mais dans le
domaine de la transmission d’un message, d’une conviction au-delà de l’image,
celle-ci mérite notre attention comme nous avons pu le voir avec l’épisode
vocationnel dans la vie du Père Jouët. À présent,
attachons-nous au rapport entre l’artiste et une œuvre engagée au nom de sa
foi.
Une artiste
comme Fleur Nabert nous offre un témoignage fort sur la vocation de l’artiste :
Notre monde
est souvent douloureux, mais une lueur profonde y demeure sans fléchir. C’est
cette permanence essentielle qu’il faut chercher pour que les accaparements de
tous les jours ne soient pas vides. L’art nous parle d’un silence mystérieux
qui gît en nous et qui nous apprend la joie d’être Homme. La tâche de l’artiste
est ainsi de transcrire ce que nos vies portent de blessures et de lumière, de
les réconcilier par la beauté et de faire que notre fugitivité éclate en une
parcelle d’éternité.
Cela a aussi
été le cas pour Arcabas à Saint Hugues de Chartreuse.
À trois reprises, il « va franchir » le seuil de la petite église, car il
manque quelque chose… Après la première intervention, il va ajouter le cycle du
couronnement puis enfin la prédelle.
Dans un
premier temps, il traite des dix commandements et de la cène. Puis, un univers abstrait
s’inscrit dans le bandeau du couronnement où tel un orchestre symphonique tous
les instruments louent le Seigneur (Psaume 150).
Enfin, selon
le témoignage de l’artiste lui-même, il avait quelque chose de nouveau à dire :
et voici la prédelle… dont le fameux ange espiègle, figure emblématique de
l’artiste et d’autres scènes évangéliques que nous retrouvons aujourd’hui à la
une de la presse chrétienne. Cette prédelle est d’inspiration évangélique
soutenue. Elle est à hauteur d’homme.
Je pense à
une interview d’Arcabas menée par Jean Claude Salou :
« je crois que j’ai la foi ». Arcabas ne peint pas le
monde tel qu’il est… Avec un brin d’humour, il me disait un jour son bonheur de
peindre trois figues sur une assiette : il peut les faire plus grosses, plus appétissantes
que le modèle qu’il a sous les yeux… Dans le domaine de la foi, c’est
l’occasion pour lui de conduire les hommes vers le lac d’or de la foi…
De même que
le sculpteur ne s’impatiente pas de délivrer, dit-on, la statue enfermée dans le
bloc de granit, de même devons-nous entrer en conversation avec l’œuvre d’art…
N’y a-t-il pas parfois des « blancs » qui en disent plus que des mots…
Dieu ne
serait-il pas dans cette statuette qu’il faut briser pour qu’elle délivre le
message depuis toujours enfui, dissimulé au regard des hommes ? J’aime à dire
alors que le tableau est non seulement visitation, mais annonciation.
Il a pour mission de dire ou de décrire ? N’y a-t-il pas un message délivré par
la peinture, la sculpture ? L’artiste ne nous dit-il pas comment il a reçu la
parole. Regarder une image, c’est entrer en communication avec elle.
L’image n’est
pas statique, elle est poésie. Elle n’est pas couleur, mais transparence. Elle est
une fenêtre ouverte sur le monde tel qu’il est dans les yeux d’un artiste. « Il
ne s’agit pas de peindre la vie, mais de rendre vivante la peinture ». Ce mot
de Bonnard ne serait-ce pas la définition qui convient parfaitement à une image
que l’on qualifierait de « religieuse » ?
Écoutons encore Fleur Nabert, jeune artiste, peintre et sculptrice :
Mon amour de l’art est définitivement fondé sur la certitude que celui-ci touche à une
frange plus haute de l’existence, qu’il est tout sauf l’ordinaire de la vie, qu’il est plus
beau, plus grand que le commun des jours. Un Vermeer transfigure la lumière du nord qui
perce à travers les verres dépolis d’une fenêtre, les chairs de George de la Tour
sont aussi transparentes que les âmes qui les habitent, les couleurs de Mark Rothko
sont des puits de lumières quasi surnaturelles. Quel que soit son sujet, une véritable
œuvre d’art ex-hausse une réalité pour la porter à un point sublime ou elle se déploie
en plénitude. (…)
Quant aux œuvres d'art faites pour des églises, elles participent de ce même élan vers
l’infini, mais
cette fois en le nommant, en lui donnant le cadre d’une foi précise, de
déterminations
de l’ordre du « sanctus » et non plus du « sacer ».
Lorsque, dans le
cadre de
commandes, je suis amenée à créer des œuvres volontairement religieuses,
loin d'être une
démarche prosélyte, c'est une véritable émotion que mes yeux se lèvent
vers le même
ciel que celui sous lequel des hommes nous ont légué Chartres ou Notre-
Dame de Paris. »[17]
En vue d’un
projet d’exposition à Metz, Fleur Nabert a arpenté la cathédrale de la ville, découvrant
les vitraux de Bissière, Chagall ou Villon… Au cours de l’échange qui a suivi,
elle parvient à cette conclusion qu’il ne s’agit pas simplement de suspendre
ici ou là quelques œuvres, mais qu’il lui faut créer des œuvres à la hauteur du
lieu, en dialogue avec lui. C’est dans ce sens qu’une église ou une cathédrale
ne peut pas être considérée comme une galerie d’exposition.
Ce dialogue
avec un lieu, un thème rend présent l’artiste lui-même. Je ne parle pas simplement
des réinterprétations que nous retrouvons régulièrement dans l’art, lorsque des
éléments de la piété populaire s’inscrivent dans une toile. Au-delà des
attributs qui permettent d’identifier un saint (comme le cochon de saint
Antoine, le chien de Saint Roch…), l’artiste s’inscrit dans un territoire
géographique : par exemple, Arcabas représente
certaines madones avec la robe des Chartreux dont il est le voisin. L’œuvre
rend présent l’artiste lui-même.
Notre siècle
a été tellement dominé par le langage scientifique qu'il en a oublié le langage
symbolique. On s'insurge contre l'art contemporain alors que des millions de
jeunes s'essaient à la musique, à l'écriture, à la peinture. N'est-ce pas le
signe que beaucoup ont soif non pas d'un discours bien ficelé, discours qui ne
suscite pas le débat, mais simplement l'adhésion ? Aujourd'hui, beaucoup ont
soif d'une parole qui fasse réfléchir, qui donne de l'émotion, qui laisse un
espace de liberté. Dans un atelier d’écriture, d’expression libre, il ne s’agit
pas de créer des pépinières de Van Gogh ou de Picasso, mais de donner à chacun
de libérer un langage particulier entre ce qu’il ressent et le monde extérieur.
Le peintre peint-il pour lui-même ? Comme de nombreux artistes, Sophie Debons peintre à Courbevoie est très pudique avec sa peinture.
Ce sont les autres, ses admirateurs, ses amis, qui la poussent à exposer, à
montrer ses tableaux, à les révéler à notre regard. Dans le domaine de la foi,
cette pudeur ne se transforme pas naturellement en prosélytisme.
Cependant, la
peinture est une passion qui ne s’éteint jamais et aujourd’hui comme hier, tous
ses sens sont en éveil. Un regard, un ressenti, des couleurs, une ambiance, un
rêve… Elle s’imprègne et se nourrit de tout ce qui touche à l’art et à l’homme
et crée à nouveau sans relâche. » Ces propos révèlent l’importance d’être à
l’écoute de l’artiste lui-même. C’est son regard sur le monde qu’il nous
partage. Ce sont les sons et les bruits familiers portés sur la partition ou le
papier… qu’il nous faut écouter. Dans le très beau film Le Facteur, Pablo Nerruda incarné par Philippe Noiret conduit « son facteur
italien » à écouter le monde… À sa façon, il doit porter son oreille au
coquillage du monde qui l’entoure pour y entendre la mer… Et cette écoute n’est
pas monotone. Camus note en effet : « Pourquoi suis-je un artiste et non un philosophe
? C’est que je pense selon les mots et non selon les idées » (Carnets octobre
1945) Pour Camus, l’écrivain est un artiste. Il n’est pas question simplement
de l’inspiration, mais plutôt du travail d’un style… Il s’agit de ciseler les
mots comme ce personnage de La Peste cherchant sans faiblir la première
phrase de son livre. Camus est entré dans le monde des mots, lui a grandi entre
le mutisme de sa mère et le vocabulaire de la rue de la banlieue d’Alger. L’art
est un luxe mensonger quand l’artiste cède aux charmes des salons ou qu’il se
coupe des préoccupations actuelles. La question du rapport au réel se pose.
Aucun artiste ne peut se passer du réel. Il s’agit de parvenir à une « création
corrigée ».
L’artiste,
tel que le peintre ne nous donne pas à voir le monde tel qu’il est. Pensons
tout simplement à ces merveilleux bouquets composés des bourgeons du printemps,
des roses de l’été et des capucines de l’automne… Ils naissent sur le chevalet
d’un peintre, signe qu’il les a observés à chaque saison et qu’ils prennent
sens aujourd’hui. L’art, la peinture pour l’artiste au travail témoigne de
l’engagement de ce dernier.
Il est dans l’œuvre qu’il réalise. Il s’agit d’une œuvre de création. Dans le film distingué à Cannes où Yolande Moreau incarne Séraphine de Senlis, nous découvrons la proximité entre la production artistique et l’exaltation spirituelle : à la lueur d’une bougie, elle peint toute la nuit sans relâche en chantant le Veni creator. C’est bien de l’intérieur, lorsque l’étoile brille dans le cœur et l’esprit de l’artiste que le merveilleux se fait jour. Ce qui compte alors, c’est de pouvoir descendre dans la crypte de son cœur et pour cela, nous pouvons partager et conclure avec Michel Tournier lorsqu’il écrit : « Le royaume de Dieu ne sera jamais donné une fois pour toutes ici ou là. Il faut en forger lentement la clef, et cette clef, c'est nous-mêmes. »[18]
[1] In commentaires de René Quilliot, Pléiade 1 (édition légale de 1965, p 2053
[2] Lettre à Pierre Berger, 15 février 1953, in Dictionnaire Albert Camus, article « Jonas », collection Bouquin, 2009 ou Pléiade 1 (édition 1965), p 2061-2062
[3] In Albert Camus, Carnets III, Paris Gallimard, 1989, p 272.
[4] Shabestâri, HPBA, cité in J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, coll. Bouquins, Paris, R. Laffont, 1989, p. 419
[5] In Albert Camus, Jonas, Pléiade 1, 1965, p. 1652
[6] In Albert Camus, Carnets III, Paris Galimard, 1989, p. 182
[7] J Conilh, « Albert Camus L’Exil et le royaume », Esprit, mai 1958, p. 692.
[8] In Albert Camus, L’homme révolté, Pléiade 2, p. 659.
[9] J Conilh, « Albert Camus L’Exil et le royaume », Esprit, mai 1958, p. 691
[10] In Albert Camus, Carnets III, Paris, Gallimard, 1989, p 207. Et de poursuivre : « Suis-je créateur ? Je l’ai cru. Exactement j’ai cru que je pouvais l’être. J’en doute aujourd’hui. »
[11] In Albert Camus, Carnets II, Paris, Gallimard, 1964, p. 255.
[12] In Albert Camus, Préface de 1958 à L’Envers et l’endroit, Pléiade 2 (édition légale 1965) p 5-6.
[13] In Dictionnaire Albert Camus, article « artiste », collection Bouquin, 2009
[14] Ces outils sont repris à plusieurs repris et réinterprétés par Arcabas pour illustrer la « mère des douleurs ».
[15] Croire aujourd’hui, 01-20 juin 2007, Paris, Bayard, p 16.
[16] Pierre GANNE, sj, Invitation pour la petite suite en noir et or d’Arcabas, in Eglise de Grenoble, décembre 1977.
[17] Fleur Nabert, juin 2008, www.fleurnabert.com/pages/ecriture/notebook.php
[18]
Michel Tournier, Gaspard, Melchior et Balthazar, Paris, Gallimard, 1980,
in Folio N°1415, p. 217.