Professeur chez Domuni Universitas
Pourquoi Dieu a-t-il séparé l’homme et la femme ? Dans la Genèse, la séparation n’est pas rupture mais ouverture : l’altérité devient le chemin de l’amour et de la communion.
Mots-clés : Genèse, Altérité, Création, Communion
Que Dieu
procède à partir de rien pour créer est une idée courante dans les milieux théologiques,
tout au moins judéo-chrétiens. La création, elle-même, est considérée comme étant
le résultat d’un acte non contraignant et donc absolument libre de sa part :
elle est un don volontaire de l’être.[1]
Pourtant, si créer, au sens premier et au sens théologique du terme, c’est procéder
de rien, faire advenir à partir de rien, il n'en demeure pas moins que c’est,
en un second sens et de façon plus générale, inventer à partir de matériel
préalablement donné, faire du nouveau à partir de l’ancien, même si ce deuxième
sens implique nécessairement le premier.[2]
À parcourir
les deux récits de la création tels que présentés par les éditions actuelles de
la Bible (Gn 1, 1-2, 4a ; 2, 4b-24), nous pouvons
retrouver et l’un et l’autre sens du terme, à travers la présentation d’un Dieu
qui crée à partir de la parole d’une part, et à travers celle d’un Dieu-Potier
d’autre part.
Le premier
aspect s’illustre dans l’image d’un Dieu tout-puissant qui, dans le premier récit
(Gn 1, 1-2, 4a), fait advenir l’existant à partir de
sa parole : une parole efficace, presque magique, qui accomplit ce qu’elle
souhaite aussitôt qu’elle le commande. Pendant six jours, la parole de Dieu,
telle celle d’un Pharaon d’Égypte, se montre souveraine, toute-puissante. Tout se
passe comme elle l’a commandé[3]
et, à chaque fois, « Dieu vit que cela était bon » (Gn
1, 10,12, 18, 21, 25 cf. Gn 1, 4.31) : un
refrain récurrent dans le texte, l’équivalent des Amen qui ponctuent nos
prières liturgiques. Puis, le septième jour, Dieu se reposa de tout ce qu’il
avait créé (Gn 2, 1-3).
Ce récit provient manifestement d’un milieu sacerdotal. Il a été rédigé dans une perspective liturgique, de fixation sur le Sabbat, voire de justification, pour permettre de rendre grâce, et prendre, en quelque sorte, la mesure de la transcendance de Dieu, de sa toute-puissance et en même temps de sa bonté et de celle de son œuvre : la création. Ce contexte liturgique est à prendre en compte à la lecture et interprétation de ce premier récit.
Avec le
premier récit, nous sommes certes dans un registre liturgique, mais aussi dans celui
de la toute-puissance du langage, de la pensée et du désir[4].
Freud, dans Totem et tabou, a rappelé combien, pour le « primitif », il
n’existe pas de distance entre le désir et le réel, entre le dire et le faire :
aussitôt dit, aussitôt fait ; si c’est désirable, c’est donc possible,
faisable. Pensée et réalité se confondent[5].
Freud pense que ceci est vrai non seulement pour le primitif, mais encore pour
le névrosé et la religion, qu’il assimile d’ailleurs à une « névrose
universelle »[6]
.
Outre le
contexte liturgique, quand bien même l’un et l’autre contexte se rejoindraient,
il importe alors de tenir compte de cette conception d’immédiateté entre le
dire et le faire, la pensée et la chose, le désir et l’objet désiré.
Vient le
second récit, où la parole divine semble être comme mise en retrait, où elle semble
avoir perdu le pouvoir magique dont elle faisait preuve dans le premier récit,
où le bien semble se mélanger au moins bon (Gn 2,
9.17-18), bref où il faudra que Dieu, pour ainsi dire, se reprenne, se corrige
ou tout au moins diffère certains actes, tel l’avènement du dimorphisme sexuel
et donc de l’homme et de la femme, qui devaient « parachever » son œuvre de
création.
Le second
aspect du créer se fait alors présent dans le second récit (Gn
2, 4b-24) où, tout au moins dans le cas de la création de l’humain (ou plutôt
d’une première catégorie d’êtres humains, une première humanité qui renvoie en
quelque sorte au mythe de succession de plusieurs types d’êtres humains
rapporté par Hésiode[7]),
Dieu, tel un artisan, tel un potier, se retrousse les manches, met la main à la
pâte, moule la glaise, façonne un être qui n’est, contrairement aux autres
animaux, ni mâle ni femelle (voir à ce sujet notre cours intitulé Androgyne
il le créa).
Des mythes de
la Grèce antique, comme de la Babylonie d’ailleurs, rapportent aussi que les
premiers humains naissaient de la terre[8]
: ils auraient été fabriqués par un dieu artisan à partir de matériaux
provenant du sol56, et du sang pourri du feu Kingu,
dans le cas du récit de Gilgamesh par exemple57. Cette élaboration n’est donc
pas propre à la pensée biblique. Cependant, il est intéressant de constater
qu’elle peut rejoindre d’une certaine façon l’approche évolutionniste de la
création qui, du reste, n’est pas incompatible avec les deux récits de la Genèse.
Que Dieu ait tout créé tout d’un coup et à partir de sa parole comme le
rapporte le premier récit (encore qu’il ait étalé son œuvre sur six jours !),
qu’il ait créé le ciel et la terre et ensuite se soit servi de celle-ci pour
faire advenir tout le reste (en témoigne le deuxième récit), ne change
absolument rien dans son acte créateur. Que l’univers se soit mis en place à
partir du big bang, que les êtres découlent de l’évolution ou qu’ils viennent
directement de la main de Dieu, il demeure qu’ils ont tous été créés par Dieu.
La matière prime qui a été transformée pour donner un nouvel être a été créée
par Dieu. La boule de gaz primitif qui aurait explosé pour donner lieu aux
constellations et planètes…, à l’univers, ne s’est certainement pas constituée toute
seule : il faut un être par soi, éternel pour la faire venir à l’existence et
permettre le processus subséquent connu dans les milieux scientifiques sous le
nom de théorie de l’évolution. Tant d’un point de vue biblique que théologique,
la création englobe l’ensemble de ce processus[9].
Créer, c’est alors, au sens propre du terme, procéder à partir de rien, et au
sens figuré, transformer, faire advenir du nouveau à partir d’éléments
préexistants, mais antérieurement créés à partir de rien.
En même temps
que les deux récits rapportés en Genèse 1 et 2 illustrent, chacun de son côté,
un aspect de la double conception de la création, l’un et l’autre
s’entrecroisent, comme pour attirer notre attention (par-delà la
toute-puissance de la parole ou la dextérité du Dieu-Potier pétrissant la boue
pour façonner l’humain) sur l’idée d’une création réalisée par séparation. Le
récit de Gilgamesh, duquel nous avons visiblement quelques échos tout au moins aux
Psaumes 74, 13-14 ; 89, 11 ; 104, 26, peut ici encore servir de rapprochement,
de clé de lecture. Ce trait est toutefois plus manifeste dans le second récit
que dans le premier.
Toujours
est-il que, rapporte le premier récit de la Genèse, Dieu, après avoir créé le
ciel et la terre, sépare la lumière et les ténèbres, les eaux du ciel et de la
terre…, la terre ferme de la mer, les jours ordinaires faits pour besogner de
celui du sabbat fait pour se reposer (Gn 1, 4.6-7.9.14.18
; 2, 3). Il fait advenir chaque chose, animal ou plante, selon son espèce (1,
11-12.21.24-25).
La situation
est en quelque sorte différente dans le second récit, tout au moins pour les plantes
et les animaux, et aussi pour la première version de l’humain (l’Adam
générique) que nous avons présenté comme asexué (voir : Androgyne il le créa)
et que nous nous gardons d’appeler « homme » au sens de ish
(un homme mâle) figuré dans le récit de Genèse 1, le premier récit. Cette idée
de séparation devient pourtant évidente avec le tableau de l’homme mâle (du
second récit, l’Adam postérieur à la chirurgie, archétype du masculin) et de la
femme (Ève, archétype du féminin), créés à partir de la chirurgie pratiquée sur
l’humain générique, la première humanité (l’Adam, le Terreux, homonyme de
l’Adam-Ish postérieur à la chirurgie) initialement
asexuée pour faire advenir une humanité duelle, une deuxième humanité
différente de la première, monolithique, asexuelle.
Avant la mise
en route de l’opération-séparation, le deuxième récit avertit que Dieu savait déjà
qu’il n’était pas bon que l’humain fût seul, traduisons asexué ; comme si le
texte entendait préciser que Dieu savait déjà où il voulait en venir : il
projetait déjà de faire advenir l’humain dans son dimorphisme sexuel. Mais en
attendant, comme si la sexualité humaine ne faisait pas partie de son plan (il
crée les animaux mâles et femelles, mais non l’humain), Dieu agit, ordonne,
comme s’il devait être l’unique visage-à-visage (différent, mais inégal) de
l’humain dont il a fait, entre temps, son lieu-tenant
auprès des autres créatures. Il partage son pouvoir avec lui sur les créatures
qui lui sont inférieures, l’investit comme chef, l’associe en quelque sorte à
son acte créateur (création prise dans le deuxième sens du terme). L’humain
doit garder le jardin, l’entretenir (et donc travailler), l’habiter, en faire
son garde-manger.
Supposons
qu’il soit seul (non uniquement au sens où Ève n’était pas encore créée, mais encore
au sens où il n’existait pas d’autres semblables, d’autres égaux à lui) comme
le rapporte Genèse 2, le premier humain paraît alors n’avoir que Dieu comme
partenaire avec qui il correspond, dialogue (une correspondance, un dialogue
qui est plein de non-dits : les interlocuteurs sont de taille trop différente),
tandis qu’il commande aux créatures qu’il nomme et domine. Il est pourtant
seul. Il lui manque un semblable (différent, mais égal) qu’il ne trouve ni en
Dieu son interlocuteur (bien qu’il soit créé à son image et ressemblance), ni
dans les animaux qu’il domine, et encore moins dans les herbes et les plantes
qu’il entretient tant pour en tirer sa nourriture que pour maintenir
l’environnement agréable et digne de lui.
Il n’est pas
mentionné que l’humain fit part à Dieu de sa solitude tout comme ce dernier ne
l'a pas non plus mis au courant de son projet de combler sa solitude : des
non-dits dans la relation dialogique entre ces deux vis-à-vis.
Pourtant,
pluriel de majesté ou non, s’adressant aux anges ou aux autres personnes de la Trinité
(lecture chrétienne et non judaïsante) ou non, Dieu
n’avait-il pas, dans le premier récit, exprimé en parole (à autrui ?) son
projet de créer l’humain homme et femme (Gn 1, 26) ? Maintenant
que le deuxième récit rapporte qu’il a moulé à partir de la terre un être
solitaire en qui il a mis son souffle pour qu’il soit un être vivant, pourquoi
se parle-t-il à lui-même de son projet (et donc le retient-il dans son cœur) de
faire advenir le dimorphisme sexuel (Gn 2, 18) et non
à l’Adam générique, au Terreux bientôt en mal de visage-à-visage ? Ne lui
partage-t-il pas son pouvoir de nommer les choses et les animaux (Gn 2, 19-20 cf. Gn 1, 5.8.10) ?
L’humain androgyne ne serait-il pas de taille pour être l’interlocuteur de
Dieu, pour être mis au courant de ses projets ? Serait-ce en raison de son
inachèvement et donc de son manque de perfection ?
Le premier
humain asexué, l’Adam, le Terreux, semble, lui aussi, avoir conscience d’une part
de la distance qui le sépare des autres créatures (y inclus animaux et bêtes
sauvages qui n’ont peut-être pas été, comme lui, pétris directement de la main
du Dieu-Potier et dont l’âme n’a pas été, comme la sienne, directement
insufflée) ; d’autre part, bien que animé d’un souffle venu directement de
Dieu, il semble en même temps être conscient d’avoir été créé, d’avoir été tiré
de la glaise et donc de n’être pas de la même nature que Dieu, de n’être pas
Dieu (le serpent se chargera de rappeler que l’humain ne peut se déifier que
pour avoir croqué au fruit défendu !). D’où la distance incommensurable entre
ces deux vis-à-vis, distance qui n’est pas seulement d’ordre existentiel,
relationnel, mais aussi ontologique ; distance qui fausse peut-être le dialogue,
puisque le Terreux semble avoir tu sa solitude :
il ne semble pas en avoir parlé à son visage-à-visage, Dieu, tout comme
celui-ci ne lui a non plus rien révélé de son incomplétude.
Le Terreux ne
trouve de visage-à-visage satisfaisant ni dans les bêtes qui lui sont inférieures,
ni en Dieu qui le transcende : il se sent seul. S’il est vrai qu’il ne s’en est
pas plaint à Dieu, son interlocuteur, il faut alors déduire que Dieu a lu dans
son cœur, comme le fera d’ailleurs le Christ des évangiles pour ses
contemporains, pour en venir à constater qu’il souffrait du fait de sa
solitude. Dieu, qui sonde les cœurs et les reins, aurait donc lu dans le cœur de
l’humain asexué pour deviner son déchirement, sa souffrance et confirmer ce
qu’il savait déjà : il n’est pas bon que l’humain soit seul.
Grégoire
Mercier, dans un autre contexte, écrit : « Tant que tu [es] seul, tu es divisé,
tu es deux. Si tu veux devenir un, tu dois être couple, tu dois t’unir à autrui
»[10].
Entendons cet autrui au sens d’un autre qui est vraiment autre, c’est-à-dire
qui n’est pas une réplique de soi-même, -au sens d’un soi qu’on aurait cloné,
tellement qu’il serait en tout point identique à un autre soi —, mais un autre
en tant que, pour identique qu’il soit, il procèderait du même humus que l’autre
soi, en tant qu’il serait chair de sa chair, lui est quand même différent.
Toujours
est-il que Dieu renoue avec son dessin initial et décide de donner un vis-à-vis
existentiellement plus proche, ontologiquement, pour ainsi dire, identique au
Terreux asexué.
Il est
intéressant de constater que, pour faire advenir ce vis-à-vis, Dieu ne crée pas
un autre humain à l’instar du « premier » qu’il avait déjà créé. Il n’a pas
repris la méthode qu’il avait utilisée pour créer le Terreux, les oiseaux et
les bêtes sauvages. Nous pouvons évoquer au moins deux raisons à cela : d’une
part parce qu’il existait probablement déjà d’autres humains identiques à celui
dont il est question dans le texte, et d’autre part parce que ces derniers ont tous
été asexués, androgynes. Faire comme il a déjà fait aboutirait au même résultat
: la création d’autres humains identiques, asexuels, androgynes, qui ne
seraient pas d’authentiques visages-à-visages, qui ne se complèteraient au fond
toujours pas.
Pour faire
advenir l’homme et la femme, le Dieu-Potier se fait Chirurgien. Il agit sur ce qu’il
a déjà sous la main : un être (le Terreux) potentiellement mâle et femelle. Il
fait sombrer l’humain asexué dans l’inconscience, sorte de retour à l’état
primordial, à la terre, la terre-mère, à l’état fœtal
qui en est aujourd’hui la réplique, le fend en deux, et de chacun des deux côtés
(voir à ce sujet Androgyne il le créa), bâtit un nouvel être. Deux êtres
issus d’une même chair, d’une matière prime identique, de l’Adam générique
désormais objectivement scindé, avec vraisemblablement les organes génitaux
apprêtés. Revenu chacun à lui-même, c’est-à-dire accédant à la conscience en se
retrouvant l’un comme vis-à-vis de l’autre, à égalité dans l’altérité, mais
dans la différence, ils se reconnaissent mâle et femelle, homme et femme, l’un fait
pour l’autre : complémentaires.
L’autre
différent est le vrai miroir de soi, visage-à-visage qui permet de découvrir
son propre visage, son vrai visage. Refus du narcissisme, mise à distance de
l’égologie, du rapport de soi à soi, du pareil au même, le même-idem qui
étouffe, appauvrit et fausse l’identité.
Avec la chirurgie divine advient le dimorphisme sexuel. Une nouvelle humanité surgit de l’ancienne. Une humanité duelle où le soi (ipse), pour semblable qu’il soit d’un autre soi (parce que construit sur le fond commun de la matière prime, de l’Adam générique), peut être différent. L’égologie, le solipsisme (ou même le dialogue à demi réussi qui se faisait entre l’humain et Dieu) peut alors faire place au dialogue (authentique), qui devient possible, qui devient intéressant en raison même de la ressemblance-différence qui fonde la complémentarité, l’achèvement. Advient, du même coup, la quête de l’unité primordiale (désormais impossible), mais à travers la démarche de s'arracher à soi-même, arrachement à l’image que l’on avait de soi-même à partir de soi-même, arrachement aussi à ses géniteurs, ses premiers interlocuteurs (en l’occurrence à Dieu) où le dialogue était peut-être biaisé, faussé, parce que inégal, et de se coller à l’autre part de soi-même devenue autre, et donc égale à soi- même, mais différente de soi-même, autonome par rapport à soi-même. Si le refrain récurrent du premier récit de la création n’est pas au rendez-vous au deuxième récit, parce que le contexte est moins immédiatement liturgique, parce qu’il débouchera sur la catastrophe de la faute, Dieu ne semble pas moins l’avoir ainsi voulu : c’était déjà son projet et le deuxième testament confirme ce vouloir divin qui ne peut qu’être bon : « Ce que Dieu a uni que personne ne le sépare » (Mc 10, 9).
Ce que Dieu a
uni, c’est l’homme et la femme. Ce qu’il a séparé, c’est l’humain androgyne,
l’humanité asexuelle et fusionnelle. Dieu sépare pour ré-unir
autrement. Il sépare pour réunir dans la diversité. Il défait la fusion
primordiale de l’asexualité, symbolique du chaos, de l’incomplétude, pour faire
advenir la sexualité, symbolique de l’ordre, de l’achèvement et du même coup,
un genre humain nouveau symbolisé dans deux êtres séparés, issus d’une même
substance, qu’il ré-unit dans leur différence.
Différence qui rend impossible la fusion originelle.
Parce que
devenues autres l’une par rapport à l’autre, l’unité primordiale des deux
moitiés ne peut plus se faire dans la fusion. L’Adam asexué désormais scindé en
homme et femme ne peut plus se retrouver à l’état primitif. Cet état
d’indifférence sexuelle, d’asexualité s’en est allé : il n’existe plus. La
fusion primitive cède la place à la communication, au dialogue, à l’amour, dans
sa triple accession : philia, éros, agapè ; elle est remplacée par l’union, par
le tiers qui peut advenir, par l’enfant, mais toujours dans le respect de
l’altérité de l’autre, dans le respect de sa différence. La condition
angélique, elle-même, dont il sera question au ciel pour les sauvés (Mt 22,
30), ne sera pas une restauration de l’asexualité des origines. Si, au ciel,
nous n’aurons pas à prendre mari ou femme, parce que nous n’aurons pas à nous
chercher l’un l’autre pour nous ré-unir dans un amour
exclusif et nous perpétuer dans le tiers de l’enfant, nous ne conserverons pas
moins notre identité sexuelle dans la mesure où elle nous est constitutive.
Rappelons en
passant que le second récit de la création a été écrit dans un contexte où Israël
n’avait pas encore tout à fait conscience de l’immortalité de l’âme.
L’espérance n’avait pas encore accédé au statut de vertu théologale. La
bénédiction divine se limitait à la possession, à une vie tranquille, riche, et
à l'abondance d’enfants. L’espérance de la perpétuation de soi ne transcendant
pas l’horizon terrestre, l’homosexualité, certes connue (cf. Gn 19, 5-9), mais ne pouvant pas déboucher sur la venue de
l’enfant, qui perpétue le nom et travaille à l’accroissement du patrimoine,
est, pour le coup, niée ou tout au moins considérée comme anormale, voire
non-naturelle. La réalité se présente autrement en Grèce où, depuis Homère ou plus
exactement depuis Socrate, la croyance dans l’immortalité de l’âme est
présente. L’homosexualité ou tout au moins l’éphébophilie est intégrée dans les
mœurs. Le mythe platonicien de l’homme double et de la femme double, associé à
celui de l’androgyne, témoigne d’une certaine volonté de normaliser, voire
d’accepter le lesbianisme et l’homosexualité comme pouvant être naturels.[11]
S’il n’est
pas vrai que l’on puisse décider de façon tranchée, absolue de son identité sexuelle,
si celle-ci reste souvent une réalité dynamique, évolutive, tout au moins dans
son expression et son vécu, il ne reste pas moins que, dans certains cas,
l’humain y collabore : il participe au pouvoir de Dieu, il est, d’une certaine
façon, un interlocuteur de Dieu, un co-créateur,
créateur à partir de ce qui lui est donné, de ce qu’il a sous la main, à
l’instar de Dieu qui fait advenir l’homme et la femme à partir de l’Adam
androgyne.
La
différenciation des sexes relève du mystère. La coupure dans l’humain qui fait
advenir le dimorphisme sexuel semble résulter d’une opération incontournable
pour la relation. Dans la fusion, la relation n’est pas possible : il peut y
avoir osmose, mais non échange dans le respect de l’altérité. Relation suppose
une certaine distance, l’apprivoisement de l’autre différent. Dieu sépare pour
faire advenir l’altérité, la relation ; fondamentales à l’humain pour être qui
il est : être de langage, de communication, de symboles.
Alors que les
hypothèses évolutionnistes ont encore du mal à expliquer l’origine de l’humain
et de son dimorphisme sexuel, deux mythes, l’un dans la culture grecque antique
et l’autre dans la culture judéo-chrétienne, proposent une interprétation
intéressante, qu’il faut prendre pour ce qu’elle est et donc se garder de
l’opposer à celles de la science. Si elles sont certainement d’ordre différent,
elles se complètent l’une l’autre. L’approche mythique a ceci de particulier
qu’elle laisse exister le voile des origines, elle respecte le mystère de
l’origine et de l’une et de l’autre réalité (origine de l’humain et de son
dimorphisme sexuel) et prend acte qu’il renvoie à quelque chose que nous
pouvons certes tenter d’expliquer, mais qui, en même temps, nous dépasse.
1. COTTIER,
Georges (Cardinal), « La doctrine philosophique et théologique de la
création chez Thomas d’Aquin », dans Nova et vetera,
LXXXIV e année, no 1, janvier-mars (2009), pp.71-83
2. DELCOURT,
Marie, Légendes et cultes de héros en Grèce, Paris, PUF, 1942
3. FREUD,
Sigmund, Totem et tabou, Paris, Payot, 1965
4. _______________,
L’avenir d’une illusion, Paris, PUF, 19712
5. _______________,
Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1936
6. GUSDORF,
Georges, La parole, Paris, PUF, 1968
7. HESIODE,
Théogonie-Les travaux et les jours- Le bouclier, trad. Paul Mazon, Paris, Belles Lettres, 1947
8. LEMERCIER,
Grégoire, Dialogue avec le Christ. Moines en psychanalyse, Paris,
Grasset, 1966
9. PLATON,
Le Banquet, trad. Luc Brisson, 2e édit. (1e édit. 1998), Paris,
GF-Flammarion, 2001
10. SEUX, Marie-Joseph, La création et le déluge d’après les textes du Proche-Orient ancien, « Cahier évangile supplément », no 64, Paris, Cerf, 1988
[1] Cf. Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, q. 45, a 1.
[2] Cf. Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, q. 44, a 2 rép. ; q. 45, rép.
[3] Cf. Georges Gusdorf, La parole, Paris, PUF, 1968, p. 12.
[4] Cf. Sigmund Freud, Totem et tabou, Paris, Payot, 1965, pp. 101 et 104 ; Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1936, pp. 217-218.
[5] Cf. Sigmund Freud, Totem et tabou, pp. 101-107.
[6] S. Freud, Totem et tabou, pp. 101-102, 107 ; L’avenir d’une illusion, Paris, PUF, 19712, p. 61 ; Nouvelles conférences sur la psychanalyse, pp. 217 et 218.
[7] Cf. Hésiode, Les travaux et les jours, vv. 109-202.
[8] Cf. Marie Delcourt, Légendes et cultes de héros en Grèce, Paris, PUF, 1942, p. 36.
[9] Cf. Georges (Cardinal) Cottier, « La doctrine philosophique et théologique de la création chez Thomas d’Aquin », dans Nova et vetera, LXXXIV e année, no 1, janvier-mars (2009), p. 82.
[10] Grégoire Lemercier, Dialogue avec le Christ. Moines en psychanalyse, Paris, Grasset, 1966, p. 282.
[11]
Cf. Platon, Banquet, 189 d-e.