Soeur bénédictine. - Responsable de l'atelier monastique de
reliure artisanale "Au livre inachevé" de l'Abbaye Saint-Louis du
Temple, à Vauhallan (Essonne).
Homme et femme : une même chair, deux visages. La Genèse éclaire ce mystère de la différenciation sexuelle qui, loin d’être une fatalité ou une division, se révèle chemin d’alliance et de communion. Ce texte interroge : pourquoi cette séparation voulue par Dieu ? Est-elle source de rupture ou au contraire ouverture à l’amour et à la liberté ?
Mots-clés : Genèse, Alliance, Différenciation, Communion
Cette question, posée dans un registre un peu provocateur, nous place d’emblée devant le donné d’une humanité marquée par la bipolarité de deux êtres, homme et femme, qui sont de la même chair et pourtant distincts. Ce simple constat semble poser question à l’homme post- moderne : « Chaque époque, selon M. Heidegger, a une chose à penser. Une seulement. La différence sexuelle est celle de notre temps. »[1]
Il est
intéressant alors de s’interroger sur cette différence dans le dessein de Dieu,
ce qu’elle peut signifier dans la création, et comment la comprendre dans notre
culture contemporaine. Pourquoi Dieu a-t-il créé ce type d’humanité et pas une
autre ? Pourquoi Dieu a-t-il séparé ce qu’Il a uni ? La séparation n’est-elle
pas pour l’union ? Comment homme et femme manifestent-ils ensemble le projet
créateur de Dieu ?
Nous verrons en premier lieu comment le mystère de la sexualité est abordé dans les textes de la Genèse et en quoi ils proposent une approche différente de celle des mythes. Nous étudierons ensuite le dessein de cette séparation voulue par Dieu ; et enfin nous analyserons d’où peut venir une perception négative de la séparation entre homme et femme.
Nous présentons ici les aspects les plus importants sans développer l’exégèse précise du texte
Gn 1 : La création de l’humain, sommet de tout le
déploiement du monde créé
Le rédacteur nous parle de la création en termes de séparation : de la
nuit et du jour, de la lumière et des ténèbres, etc. Enfin, survient la
création de l’être humain.
« Dieu créa l’homme à son image
à l’image de Dieu il le créa
homme
et femme il les créa. » (Gn 1,27)
L’être humain est d’emblée mis en relation unique avec Dieu comme son image, distinct des animaux. Il est créé « homme et femme » dans un dimorphisme sexuel.
L’étymologie hébraïque des mots mâle et femelle [zakar et neqeva] peut nous éclairer. [Neqeva] : celle qui perce ou qui appelle ; [Zakar] : celui qui se souvient. La femme appelle l’homme qui se souvient. Il s’agira de se souvenir ensemble de cette parole de Dieu : « Soyez féconds et multipliez-vous » qui interpelle l’homme et la femme pour qu’ils exercent leur maîtrise sur la création, une maîtrise au service de la vie. Une parole est donnée, celle de la fécondité, et Dieu voit que cela est bon.
Adam en tant
qu’humanité générique est donc représentant de Dieu. C’est l’image de Dieu,
homme et femme, qui reçoit la bénédiction d’une manière égale. Dialoguer avec
Dieu et dominer la terre appartient à l’homme et à la femme.
Le passage du singulier « le créa » au pluriel « les créa » peut-être entendu comme le dessein de Dieu d’une humanité une et duelle sans contradiction, sans supériorité de l’un sur l’autre. Nous avons là d’emblée l’union et la séparation de l’homme et de la femme. L’humain est constitué de deux êtres sans hiérarchie, ni possession, ni domination de l’un sur l’autre. Ensemble image de Dieu, ils sont l’humanité une dans sa différence. L’unité apparaît en même temps que la dualité.
Gn 2 : L’homme est-il créé androgyne ?
Le second récit, plus ancien, envisage la création de l’humain comme un processus par étape.
« Le Seigneur Dieu modela
l’homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie
et l’homme devint un être vivant.
Le Seigneur dit : « Il n’est
pas bon que l’homme soit seul. Il faut que je lui fasse une aide qui lui soit
assortie... L’homme donna des noms à tous les bestiaux... mais pour l’homme, il
ne trouva pas d’aide qui lui fut assortie. Alors le Seigneur Dieu fit tomber une
torpeur sur l’homme qui s’endormit. Il prit une de ses côtes et referma la
chair à sa place. Puis de la côte qu’il avait tirée de l’homme, le Seigneur
Dieu façonna une femme et l’amena à l’homme... » (Gn
2, 7.18-22)
Dans ce
récit, nous constatons que Dieu a créé un premier humain asexué, ni homme, ni femme,
d’une certaine manière « androgyne », qui vit une solitude qui apparaît
nuisible. L’homme ne trouve pas parmi les animaux un autre être qui lui
corresponde. L’intervention de Dieu fait alors advenir, par un geste
chirurgical, une humanité double, où homme et femme se reconnaissent de la même
chair, chacun représentant un visage porteur d’identité et d’altérité. L’homme
se reconnaît comme tel devant la femme, et vice-versa. D’un humain
indifférencié, Dieu fait deux humains dans leur singularité.
Le mot hébreu
[isha] est issu d’une autre racine que
[ish] qui signifierait en priorité que la femme
est posée comme sujet partenaire d’une parole avec son époux [ish]. [Isha] est alors reconnue comme
sujet capable de parler. L’étymologie hébraïque manifeste que la parenté qui permet
de se reconnaître comme visage à visage, comme « assorti », place l’humanité
dès l’origine dans une dynamique relationnelle, ouverte à l’altérité. Le cri de
reconnaissance de l’homme mâle met en lumière l’identité de nature et la
différence au cœur même de cette identité. L’exclamation « Os de ses os, chair
de sa chair » (Gn 2,23) invite à la
reconnaissance réciproque d’une chair commune partagée entre eux deux. Homme et
femme dans le récit n’ont pas honte de leur différence.
Par rapport à
la conception d’un être androgyne séparé en deux, il est intéressant de relever
que l’homme est façonné à partir de la terre alors que la femme est formée à
partir de l’humain, bâtie hors de lui. Il y a déjà à l’origine une
différenciation, une asymétrie. Homme et femme ont chacun leur particularité
dans le dessein de Dieu. Les deux lettres qui différencient [ish / isha] sont
les deux premières lettres du Nom divin, trace de la transcendance divine. On peut
lire là l’intuition que c’est par le dialogue, dans le vis-à-vis que l’homme et
la femme révèlent Dieu.
De plus,
l’idée d’une création où un être sort d’un autre nous permet de faire un lien
avec le thème biblique de l’aîné et du cadet. Pour le choix de Dieu, le cadet
passe avant l’aîné. En Gn 2, le fait que la femme
soit construite après l’homme peut donner à réfléchir sur le mystère du choix
de Dieu, et manifester à l’homme la transcendance d’une personne profondément
autre que lui. Et cette femme elle-même peut célébrer la grâce de venir d’un
autre, de l’Autre, et aider l’homme à saisir son origine divine.
Des deux
récits bibliques nous retenons donc le projet créateur d’une humanité duelle où
la différence sexuelle est « bonne », voulue par Dieu, tel que l’expriment les
qualificatifs employés : « très bon » pour la différenciation des sexes
dans le premier récit de la création ; « pas très bon » pour la solitude de
l’humain indifférencié dans le second récit.
L’homme est
donc unité duelle contenant deux réalités distinctes, inséparables, l’homme et
la femme. Aucun sexe n’est l’humanité intégrale à lui seul, mais chacun doit
accepter la contingence d’une limite.
Enfin, l’homosexualité n’est pas envisagée dans le récit des origines L’androgynie est ici comme l’ébauche d’une maturation du processus créateur, elle manifeste un inachèvement du projet créateur.
La coupure sexuelle, disgrâce ou grâce ?
Dans les
mythes, la différenciation sexuelle apparaît comme le résultat d’un châtiment des
dieux pour punir les hommes considérés comme des rivaux et les empêcher d’avoir
accès à certains privilèges. Cette idée corrobore une origine sans
différenciation, une androgynie bonne où l’être humain était à la fois homme et
femme, non coupé en deux. Dans ce contexte, la différenciation sexuelle doit
alors être combattue pour permettre un retour à l’unité primordiale.
Pour Platon
par exemple, l’homme primordial est un être bisexué à forme sphérique. Cette image
d’une unité sans fissure reflète la perfection de l’unité du divin. Tout ce qui
est « un » doit viser une totalité qui unit les opposés. « C’est cette idée
de bisexualité universelle, conséquence nécessaire de l’idée de la
bisexualité divine, en tant que modèle et principe de toute existence,
qui est susceptible d’éclairer notre recherche. »[2]
L’homme et la
femme, êtres inachevés, sont chacun en quête de sa moitié manquante ; ils
cherchent à redevenir un dans la fusion, l’indifférenciation. C’est ce désir de
retour au commencement primordial, à l’unité, qui rend compte de l’attirance
sexuelle homme-femme ; mais également de l’homosexualité homme-homme ou
femme-femme. L’homme insatisfait de sa condition se sent déchiré et séparé. Il
cherche à expliquer cela par les mythes. L’homme mythique envisage cette
séparation homme-femme comme le résultat d’une faute envers la divinité. La
divinité ici est conçue comme une puissance absolue et auto-suffisante, elle
absorbe les contraires dans son unité.
En ce sens
c’est toute une image de la divinité qui est remise en question par les textes
de la Genèse. Quelle est cette divinité qui rompt l’unité en créant de la
multiplicité ?
La grâce de la séparation
A contrario,
dans les récits de création de la Genèse, la coupure apparaît comme bienfaisante,
porteuse d’une image de Dieu tout autre. Ce qui est en jeu, c’est
l’interprétation du désir, du manque.
Là où une
unité fusionnelle semble tragiquement perdue, les textes de la Genèse donnent une
définition positive de la séparation sexuelle. Elle révèle en même temps
l’unité fondamentale de l’homme et de la femme. Homme et femme séparés sont
unis dans une même chair, ils se reconnaissent, s’envisagent. L’union
présuppose la séparation. La séparation permet de situer l’union dans un
rapport de l’un à l’autre, dans un jeu d’identité et d’altérité.
Le noyau
mythique d’un être androgyne ne peut concevoir un Dieu qui sépare pour l’union.
L’unité fusionnelle parle, elle, d’une solitude sans relation possible, d’une
humanité qui, dans un narcissisme infini, n’aurait plus besoin ni de l’autre,
ni de Dieu.
L’enjeu de la création
Dieu en créant sépare. Il pose
un monde distinct de lui. Il donne l’humanité à elle-même, séparée, distincte,
irréductible. Être créé veut dire ne pas être Dieu, être autre que Dieu. Être image
de Dieu signifie être constitué dans un rapport de différence.
La
différenciation sexuelle est donc à entendre de manière beaucoup plus large
dans ce grand mouvement de création où Dieu permet à ce qui est autre que lui
d’exister, de se poser. La différence est bonne. La séparation permet
l’ouverture à l’altérité. Elle ouvre l’espace de la reconnaissance de l’autre.
L’altérité est pour la révélation de l’amour. Ce qui est posé, c’est l’interdit
de la totalité fusionnelle. Il s’agit de quitter le monde du Même pour le monde
de l’Autre, de l’altérité. P. Beauchamp, nous rappelle : « Tous les arbres
sauf un, pas bon d’être seul, pas avec père et mère. »[3]
La solitude mauvaise
La Genèse
révèle une humanité à deux visages, marquée corporellement par la différence sexuelle.
La reconnaissance dans leur différence d’un homme et d’une femme appelés à «
devenir une seule chair » est posée comme bonne. Cela donne une orientation
pour l’homme et la femme. L’être humain n’est pleinement achevé qu’en sortant
d’une indifférenciation et d’une solitude originelles. Il lui faut renoncer à
être tout, à lui tout seul. D’après Gn 2, on voit que
l’homme ne reconnaît pas tout de suite son vis-à-vis, il le cherche d’abord
parmi les animaux. La naissance de la femme constitue sa propre naissance à
lui-même, comme homme. Reconnaissant l’autre, il devient autre. La différence
est créée en même temps que l’homme. Elle est première. Adam n’est donc pas un
androgyne.
Selon la
Bible, il n’y a pas d’antériorité du mâle par rapport à la femelle. La
différence se situe dans un rapport d’égalité. Le texte de Gn
2, quand il décrit un humain indifférencié, montre que cette création est
inachevée. Le projet de Dieu ne vise donc pas un être humain androgyne homme-femme
qui aurait été créé parfait d’un coup et solitaire. Ce rêve d’unité fusionnelle
est au contraire brisé par la réalité de deux êtres séparés et partageant
cependant la même humanité. Une réflexion de Marie Balmary
note que le texte biblique parle de la formation de l’homme fait de terre
humide alors que la femme, elle, est bâtie de l’humain. L’image d’un androgyne coupé
en deux est ainsi contredite par cette asymétrie qui apparaît d’emblée entre la
création homme-femme.[4]
L’initiative vient de Dieu, ce qui dépossède chacun de la maîtrise qu’il voudrait avoir sur l’autre. En chacun, il y a mélange d’unité et d’altérité.
La parole
« Cette fois-ci, c’est l’os de mes os et la chair de ma chair. » (Gn 2,23)
La parole est
le signe de l’humain, ce qui le différencie de l’animal. C’est par la parole que
l’homme quitte la fusion du monde du Même ; mais pour cela, il doit renoncer à
la fermeture de son autosuffisance.
Ici,
l’apparition de la première parole entre l’homme et la femme marque la reconnaissance
d’une ressemblance, d’une parenté, d’une commune humanité. Cette parole est comme
un souffle de reconnaissance, l’admiration de la différence. Elle est l’indice
d’un chemin de communion où l’autre peut être reconnu comme sujet de relation.
La séparation
ouvre l’espace du dialogue pour que l’homme apprenne par la femme qui elle est,
et que la femme apprenne de l’homme qui il est. Pour la psychanalyste Marie Balmary, la différenciation sexuelle est de l’ordre d’un
mystère d’inconnaissance qui est positivement image du divin ; elle est
symbolisée par l’arbre de l’interdit de la connaissance instituant l’altérité.[5]
L’homme est un être appelé, qui devient ce qu’il est par le dialogue avec
l’autre.
Ainsi les textes de la Genèse sont porteurs d’une révélation à la fois sur Dieu et sur cette création dont l’homme et la femme sont le couronnement. La différenciation sexuelle n’est pas signe d’imperfection, mais elle se révèle création de Dieu où l’homme et la femme sont appelés à coopérer pour devenir une chair « une ».
Reconnaître la différence
La différence
entre l’homme et la femme est complexe et elle est d’abord marquée corporellement.
Être homme et être femme disent deux façons d’exister, d’appréhender la réalité,
deux manières d’incarner l’image de Dieu. C’est ce reflet commun d’image de
Dieu dans l’acceptation de la différence et de la ressemblance qui permet de
vivre une humanisation. L’homme par la femme devient plus homme et vice-versa.
Mais il ne faut pas confondre égale dignité et identité, malgré notre contexte
culturel où la revendication égalitaire tend à appauvrir la richesse de la
femme et sa différence. L’homme n’est pas vraiment lui sans cet autre qu’est la
femme et réciproquement. Chacun appartient à l’autre. Chacun appelle son
vis-à-vis[6],
et cependant, chacun doit reconnaître l’autre comme autre, en respectant « une
altérité comprise comme relation non réciproque »[7].
La réciprocité est sous le sceau de la liberté, elle n’est pas nécessaire.
C’est la relation librement choisie qui permet une réciprocité créatrice de
vie, chacun percevant qu’il ne « connaît » jamais vraiment, qu’il a toujours à
découvrir.
Au masculin,
on attribue la maîtrise de l’espace, une relation sujet-objet, la primauté du faire ;
au féminin, l’habitation du temps, la relation sujet-sujet, la primauté du
faire croître, du laisser être. Ces différences acceptées sont source
d’enrichissement, de construction d’une humanité qui devient « une » dans sa
diversité. On peut alors parler d’une culture masculine et d’une culture
féminine. De nombreux psychologues considèrent que chaque être humain est bisexuel
dans son psychisme. Pour parvenir à l’unité, il faut avoir intégré en soi la
différence psychique qui est dominante chez l’autre. On parle de l’animus
pour la femme et de l’anima pour l’homme. Cette réflexion permet
d’entrevoir que l’unité de l’humanité est un travail de relation réciproque qui
transforme chacun et le conduit à son unité personnelle en intégrant ce qui est
le plus différent. La création d’une humanité bisexuée révèle que l’unité de la
personne n’est pas solipsiste, mais qu’elle se trouve dans la communion avec un
autre.
« Devenir une
seule chair » est alors une co-création avec Dieu, un
travail qui est l’apprentissage d’une communion. La différenciation sexuelle
permet à l’humain d’entrer dans le jeu entre identité et altérité. Homme et
femme sont de la même chair quoique différents. Tous deux apprennent à quitter
une unité fusionnelle pour une unité relationnelle. L’unité apparaît alors non
pas comme donnée dans l’origine, mais comme une tache à réaliser, comme un
projet qui ouvre vers l’avenir.
K. Heller à partir de l’analyse des termes hébraïques propose une orientation insistant sur cette différence homme-femme où la relation est véritablement une œuvre, une création dans l’alliance :
« L’amour ne se fonde pas sur le manque et le désir, mais s’enracine dans le
fait que la femme est par rapport à l’homme proche et lointaine... proche en
tant qu’humain-humaine, lointaine du fait qu’elle n’est pas un alter-ego de
l’homme, selon une copie conforme. L’un et l’autre sont différents,
indépendants, auto-suffisants et toutefois homogènes. Le propre de l’amour
consiste donc pour l’un et pour l’autre à franchir constamment la distance
créée par l’altérité... Être homme et femme signifie réduire en permanence la
solitude en faisant apparaître l’amour de nature nouvelle... L’impact de la
relation passe de l’un à l’autre uniquement parce qu’ils ne sont pas complémentaires
l’un de l’autre ; ils ne sont pas faits pour s’emboîter et s’encastrer l’un
dans l’autre... Pour Israël, l’homme et la femme ne sont pas seulement deux en une
seule chair à l’origine, mais aussi appelés à réaliser une nouvelle unité, à
devenir une seule chair ».[8]
Il s’agit donc véritablement d’une humanité en devenir où, par l’alliance, homme et femme deviennent une seule chair, en une création nouvelle.
La différence pour la croissance des personnes dans l’amour
La création
de l’homme et de la femme séparés permet d’envisager le don réciproque comme
dessein de Dieu pour leur transformation. Ils sont appelés à grandir dans la
communion des personnes, l’un pour l’autre. Ce travail de communion prend chair
dans la relation conjugale par le don des corps, l’union des esprits et des
cœurs, le partage de vie. La loi de séparation permet le don. Elle manifeste
que chacun est par l’autre et n’est pas auto-suffisant.
Le rapport
sexuel sera alors visé comme relation. L’homme et la femme se découvrent relation
jusque dans leurs corps. Or ce jeu de l’amour suppose les différences et non la
fusion. L’homme, en se donnant, devient relation à l’autre. « Le corps humain
avec son sexe... sa masculinité et sa féminité... comprend la faculté
d’exprimer l’amour. »[9]
Il s’agira de passer du désir au don. La relation homme-femme est appelée à la conversion, où l’autre est reconnu pour ce qu’il est et non comme objet. L’homme et la femme sont appelés à exister ensemble, l’un à côté de l’autre, mais surtout l’un pour l’autre, dans la réciprocité et la communion interpersonnelle. C’est l’amour qui fait grandir l’unité, la communion interpersonnelle. Cette dernière est à la fois le travail et le fruit de la relation. Elle est un chemin d’humanisation marqué par la temporalité.
« L’homme quitte son père et sa mère et
s’attache à sa femme et ils deviennent une seule chair. » (Gn
2, 24)
Dieu crée
librement et par amour. La différenciation sexuelle ouvre à une fécondité dont le
fruit est l’enfant, fruit du don, fruit de l’amour, une pro-création.
L’enfant permet à l’unité du couple de s’affermir, de se fortifier. La
transmission de la vie manifeste le dessein de la différenciation sexuelle. Un
autre naît de soi. Il est en même temps de soi et pas de soi. Il est le tiers
entre l’homme et la femme. L’être humain apprend que devenir une personne,
c’est se donner en sortant de sa solitude.
De plus
l’homme et la femme naissent de la femme. Et chacun, le père et la mère, a une manière
d’engendrer différente. Le lien père/enfant n’est pas le même que celui de
mère/enfant. Il y a donc deux façons de donner la vie.
Notre Dieu
est l’unique principe Créateur. Mais cette unicité se révèle trinitaire, relationnelle.
Image de Dieu, l’humanité sexuée est signe de son Amour.
« Il y a un lien très fort entre le
mystère de la Création en tant que don qui jaillit de l’Amour et cette origine
béatifique de l’existence de l’être humain comme homme-femme dans toute la
vérité de leur corps et de leur sexe, qui est simplement et purement la vérité
d’une communion entre les personnes. »[10]
L’homme et la
femme dans leur unité, leur communion, révèlent une image de Dieu trinitaire.
Dieu est communion de personnes. Il n’est pas solitaire. La différence sexuelle
est image de la différence des personnes divines dans la Trinité. On peut voir
une analogie entre la Trinité et la famille. L’Amour ne peut exister que dans
la différence. Dans la Trinité, Le Père engendre le Fils, Le Fils reçoit du
Père l’Esprit d’Amour qui les unit. Aimé, Aimant, Amour. Comme l’être humain
est relationnel en lui-même, la Trinité est trinité de Relations. Dans la relation
conjugale, la femme reçoit, l’homme donne sa semence. Et l’enfant, nouvelle
chair, est le fruit de ce don conjugal.
Le théologien
K. Barth parle de cette analogie de relation entre Dieu et l’humanité dans sa
différence sexuée :
« Ne voyons-nous pas que la
caractéristique de l’essence de Dieu qui est d’être un “je” et un “tu” et la
caractéristique de l’essence de l’être humain qui est d’être homme et femme,
sont nettement correspondantes et permettent d’affirmer qu’elles constituent une
analogia relationis. »[11]
Pour conclure, nous voyons donc que s’il y a bien séparation de l’humanité, c’est en vue d’une communion entre les personnes dans la relation d’amour qui permet à chacun d’advenir comme être unique. La Bible pose cette séparation comme nécessaire et positive. Or cette séparation est souvent pensée ou vécue comme négative.
De tout temps, le message biblique s’est confronté aux cultures et à l’histoire. Les recherches exégétiques récentes ont permis de rendre aux textes une force de remise en question par rapport à tout un héritage culturel de domination de l’homme sur la femme. En effet, la différence sexuelle a été trop souvent perçue comme une aliénation de la femme, en faisant une inférieure, un « sexe faible ».
« Je multiplierai les peines de tes
grossesses, dans la peine tu enfanteras des fils. Ta convoitise te poussera
vers ton mari et lui dominera sur toi. » (Gn 3,16)
La femme est
placée à côté de l’homme pour lui être une [ezer]
« aide » assortie, mais elle peut aussi devenir une aide contre lui ; c’est là
la part de liberté et de responsabilité de la relation.
Gn 3 nous relate la séparation de l’humanité d’avec Dieu
par le fait du péché. Les humains ont rejeté leur condition de créature pour se
saisir de ce que Dieu voulait leur donner. Cette rupture est un désordre qui
rejaillit sur la relation entre homme et femme qui vont se diviser, être en
conflit, ne plus se reconnaître de la même chair. La conception mythique
envisageait la séparation sexuelle comme un châtiment. Le récit de Gn 3 nous parle de la prise de conscience d’un mal qui
affecte l’homme à l’intérieur de lui-même.
Nous pouvons
alors réfléchir sur ce visage de Dieu qui est mis en question en Gn 3. Dieu est-il le rival de l’homme ? La coupure opérée
au sein d’une humanité créée double est-elle mortifère ; n’est-elle pas au
contraire l’ouverture d’un espace de liberté ? La séparation est-elle une
chute, la conséquence d’une faute ? Le dessein de Dieu sur l’humanité est-il
vraiment bon ?
Le texte
biblique nous montre que Dieu maintient sa bénédiction après la faute. Mais un désordre
s’est créé dans l’humanité qui est blessée. Dès lors l’altérité entre homme et
femme est vécue comme une aliénation, la différenciation sexuelle pensée comme
étrangeté, brisure, déchirure. Nous ne sommes plus dans la reconnaissance
mutuelle, mais dans la coexistence de deux humanités, dans une conception
séparatrice des sexes. La rivalité, le ressentiment vont instituer un rapport
homme-femme où la différence devient séparation, division sans communication.
Va alors s’installer la domination de l’homme sur la femme, considérée comme
originellement inférieure ; ce qui conduira à la revendication féministe d’une
égalité de traitement homme-femme.
Gn 2 nous renvoie l’image de la femme construite à partir
d’un être humain. Elle est tout à la fois la même et une autre que l’homme
masculin, elle a sa singularité qui souvent est source d’incompréhension. Cette
coupure, ressentie comme division entre deux humanités qui souvent s’affrontent,
fait désirer une transformation, une unification de ce qui semble contraire.
Une nostalgie d’une unité, ressentie comme paradis perdu, travaille la
condition humaine.
Bien
qu’appartenant à une même humanité, homme et femme font l’expérience d’une différence
qui parfois se transforme en incompréhension, domination, rivalité. Le fossé
homme- femme vient de cette tendance originelle, peccamineuse au repli sur soi.
L’être humain se veut autonome jusqu’au solipsisme. Chacun cherche à réduire
l’autre à l’état d’objet par appétit de jouissance et volonté de puissance. Il
faut alors se souvenir que chacun est sujet à part entière, mais chacun par son
sexe est marqué par la limite de la différence qui est ouverture. Cette ouverture
est soumise à la tentation.
Jésus Par son incarnation, le Christ s’est uni à tout homme. Le genre humain est à l’image du Christ, recréé par le Christ. Là où la différence est vécue comme division séparatrice, marquée par le péché, la rédemption opérée en Christ fait l’unité. Le Christ vient réconcilier l’humanité. En son corps, il a tué la haine.
« En Christ,
il n’y a plus ni juif, ni grec, ni esclave, ni homme libre ; il n’y a plus l’homme
et la femme ; car vous ne faites qu’un dans le Christ ». (Gal 3,28). L’enjeu
est d’être renouvelé dans ce dessein de communion, au cœur d’une différence
qualifiée comme positive. La relation ayant été brouillée entre homme et femme,
Paul peut dire qu’il n’y a plus l’homme et la femme séparés par le péché, mais
renouvelés dans la grâce originelle du « commencement ».
En énonçant
cette phrase : « Que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a uni », le
Christ remet le couple formé par les liens du mariage dans le dessein originel
du Père sur l’humanité, cette alliance nuptiale entre l’homme et la femme unis
indéfectiblement, image de l’union entre Lui et l’Église.
La vie dans le Christ n’abolit pas la distinction des sexes, mais implique une signification nouvelle et spécifique de chacun des sexes dans la vie de l’Église.[12] Dans le Christ, il n’y a plus de concurrence. La soumission mutuelle entre l’homme et la femme sera au service de la communion dans l’amour. L’homme et la femme sont ainsi revêtus de la dignité du Christ, Homme Nouveau. La femme est cohéritière de la grâce de vie comme l’homme.[13] Tous deux sont appelés à une alliance de communion, chacun reconnaissant en l’autre une transcendance singulière.
« Qu’ils soient un comme nous sommes un. »
(Jn 17,23)
L’attente
d’une humanité une et plurielle, réconciliée, ne cesse d’être au cœur du désir
de l’homme mû par le Saint Esprit.
Dans la révélation monothéiste, Dieu n’a pas de partenaire féminine, la
relation sexuée n’est donc pas intérieure au divin. Néanmoins, la différence
sexuelle nous apprend quelque chose sur la relation de l’homme à Dieu en termes
d’alliance. En effet, la tradition biblique nous parle du Christ comme Époux
qui vient pour épouser l’humanité. Incarné comme homme, le Christ est né d’une
femme. Le Christ devient le Nouvel Adam engendrant l’Église.
Dans la Genèse, le dessein créateur de Dieu situe la relation homme-femme
dans une perspective d’amour, dans la reconnaissance féconde de la différence.
La vie dans le Christ implique un éclairage nouveau sur la signification des
sexes, jusque dans la vie ecclésiale, dans la reconnaissance de cette filiation
« adoptive » qui fait des hommes et des femmes des fils et des filles du Père,
des frères et des sœurs en Christ.
Enfin, la relation d’amitié pourra aussi refléter le visage de Dieu comme
la rencontre de Saint Benoît avec sa sœur Sainte Scholastique nous le suggère.[14]
L’unité se fait alors en esprit et vérité dans la communion spirituelle. Ainsi,
le mystère de la différence sexuelle déborde les frontières de la conjugalité.
« De même que la femme a été tirée de l’homme, ainsi l’homme naît par la femme et tout vient de Dieu » (1 Co 11,11)
A partir de ce travail de reconnaissance d’une humanité commune dans la
relation à l’autre, qui se situe souvent en combat, en tension, ne peut-on
penser qu’au-delà de la différenciation sexuelle, c’est la personne comme être
unique qui demande reconnaissance de sa différence ?
La femme n’est pas créée à l’image de l’homme.[15]
Elle risquerait d’être vue comme un simple complément qui s’ajouterait à
l’homme. L’un ne complète pas l’autre comme si l’homme n’était pas complet sans
la femme et la femme sans l’homme. La différence sexuelle est seconde par
rapport à une altérité plus profonde de l’être humain, à savoir la
non-coïncidence avec sa propre origine. Dans le Christ, chacun pour lui-même a
été élu par le Père dès avant la fondation du monde dans l’Amour.[16]
Finalement, à travers nos recherches, nous avons pu percevoir que le
mythe de l’androgyne reste dans la mémoire de l’humanité comme la nostalgie
d’un état paradisiaque d’une humanité portant en elle le masculin et le
féminin. Nous en avons trouvé trace chez le philosophe Berdiaev :
« L’homme nouveau est essentiellement
l’homme de la sexualité renouvelée, ressuscitant en lui la forme androgynesque et la ressemblance de Dieu qui s’était obscurcie
dans les principes divisés du masculin et du féminin. Le secret de l’être humain
est lié au secret de l’androgyne. »[17]
Il est donc nécessaire de fonder notre réflexion sur le projet créateur tel qu’il se révèle dans les Écritures et tel que le Christ nous en donne la clef. La séparation de l’homme et de la femme, loin d’être une fatalité imputable à l’homme ou à Dieu, est un dynamisme de liberté qui conduit l’humanité vers la ressemblance de Dieu, un et trine.
A travers cette étude, nous avons pu montrer que le dessein créateur de Dieu pour l’homme et la femme, tel que révélé dans la Genèse, est fondamentalement bon. Cette humanité créée à l’image de Dieu dans la différenciation sexuelle est en devenir d’unité, car Dieu l’invite à vivre un travail d’alliance faisant appel à la liberté de la personne. Nous avons vu aussi que la séparation entre l’homme et la femme, comprise comme aliénation, ne fait que montrer la tendance de l’homme à se vouloir auto-suffisant et égoïste. Mais le Christ vient renouveler la grâce du commencement pour que l’homme ne sépare pas ce que Dieu unit. Cette unité-communion à laquelle Dieu appelle l’homme et la femme est un chemin de liberté, de croissance dans l’Amour. La séparation des sexes est cette distance qui permet la relation et donc la croissance vers la maturité du don dans l’Amour. Il y a donc à la fois un donné qui nous précède et un appel, une tâche d’humanisation dans ce mystère de l’homme et de la femme qui s’envisagent.
Revenir au
sens de la différenciation sexuelle dans le dessein de Dieu revêt une importance
particulière dans les discussions actuelles autour de la théorie du « gender » (désignation anglaise). Ce mouvement de pensée
apparu aux Etats-Unis dans les années 70 met en avant un individu auto-centré qui se choisit lui-même dans son identité
sexuelle, définissant ce qu’il veut être, homme ou femme. Ce qui est alors nié,
c’est cette donation originelle, cette filiation, le fait que la différence
sexuelle est reçue et non déterminée par l’homme lui-même.
Enfin, le
pape Jean-Paul II, dans sa lettre sur La dignité de la femme, a ouvert
une autre réflexion pour remettre en valeur la dimension anthropologique du
mystère d’une humanité différenciée, éclairant d’une manière renouvelée la
vocation singulière de « l’être femme. » La différence ne peut-elle pas
prendre le sens d’une richesse inouïe dans la construction d’une humanité qui
crie dans les douleurs d’un enfantement qui dure encore ? Dieu n’a-t-il pas
confié l’humanité de manière plus spécifique aux femmes ?
1)
H.U. VON BALTHASAR, La Dramatique divine,
L’homme en Dieu, L’homme et la femme, p318, Culture et vérité, Lethielleux, Namur, Le sycomore, 1986
2)
BENOIT XVI, Dieu est charité, Lettre
encyclique, Salvator, 2006
3)
Blanca CASTILLA DE CORTAZAR, L’anthropologie
de la relation homme-femme, Congrès sur la femme, février 2008
4)
P. GRELOT, Le couple humain dans l’Ecriture, Lectio divina 31,
Cerf, 1962
5)
K. HELLER, En couple il les créa, Lire la
Bible, Cerf, 2001
6)
JEAN-PAUL II, La dignité de la femme,
Lettre apostolique, Centurion, 1988
7)
X. LACROIX, Homme et femme, l’insaisissable
différence, Cerf 1993
8)
François DE MUIZON, « A l’image de Dieu,
homme et femme ou pourquoi la différence homme-femme ? », Conférence
Centre St Jean.
9)
A.M PELLETIER, Le signe de la femme,
Cerf, Paris, 2006
10) M.T PORCILE SANTISO, La femme espace de salut, Cerf, 1999
[1] Luce Irigaray, Ethique de la différence sexuelle, Edition de Minuit, 1984
[2] Mircea Eliade, Mephistophélès et l'androgyne, Les Essais CIII, NRF, Gallimard, 1962, p. 133
[3]
P. Beauchamp, L'homme, la femme, le serpent, L'un et l'autre Testament,
Seuil, 1990, p.125
[4]
M. Balmary, Le sacrifice interdit, Paris,
Grasset, 1986, p. 250
[5]
Marie Balmary, Le sacrifice interdit, Grasset,
1986, p 255
[6]
J. Y. Calvez, Homme et femme in Etudes,
Octobre 1992,
[7]
A.M. Pelletier, Le signe de la femme, Cerf, 2006, p.36
[8]
K. Heller, En couple il les créa, Lire la Bible, Cerf, 2001, p.59 -60
[9]
Jean-Paul II, A l'image de Dieu, homme et femme, Cerf, p 122-130,
audience 16 janvier 1980
[10]
Jean-Paul II, A l'image de Dieu, homme et femme, Cerf, 1980, p. 117
[11]
K. Barth, Mysterium Salutis, Dogmatique de
l'histoire du salut, Cerf, 1971, n°7, p. 148
[12]
Vatican II, GS § 12 et 34, 22
[13]
1 P 3, 7
[14]
Cf Dialogues de Saint Grégoire Le Grand
[15]
Cf 1 Co 11,7-9
[16]
Cf Eph 1,4
[17]
Berdiaev, Le sens de la création, Paris, DDB, 1965, p 261