Formes de la vie politique et transformation de l’économie de marché : une lecture critique du livre de J. Cagé et T. Piketty, Histoire du conflit politique[1]


Jean-Luc Gaffard

Université Côte d’Azur, Institut Universitaire de France, OFCE Sciences Po




J. Cagé et T. Piketty proposent une histoire du conflit politique pensé fondamentalement comme « un conflit socio-économique opposant les classes populaires aux classes possédantes », que reflèteraient une bipartition entre gauche et droite, mais que masquerait actuellement une tripartition faisant place à bloc électoral central libéral qualifié à dessein de bloc bourgeois, incarnation continuée du clivage de classes. Dans cette perpective, au-delà des désignations multiples des courants politiques observés, les auteurs prennent soin d’éviter les appellations d’extrême gauche et d’extrême droite pour conserver son identité propre de chaque bloc.
La compilation des résultats électoraux sur la longue période à laquelle ils procèdent est censée montrer la permanence cette opposition interclassiste entre la gauche et la droite. Ils semblent y réduire l’économie de marché tout en reconnaissant dans cette bipartition un moteur du progrès économique et social.
Le phénomène de bipartition structurant les comportements électoraux est, pourtant, plus complexe que le reflet d’un conflit de classes sommairement définies. Il convient de l’analyser en regard à la fois de ce qu’ont été et sont les conflits partisans[2] et de ce qu’est l’évolution d’une société de marché difficilement réductible à la permanence d’un conflit de répartition des revenus et des richesses. Une mutation semble ignorée, celle qui a vu se constituer une large classe moyenne dont le développement a été, ce qui peut paraître paradoxal, au cœur d’une bipartition fondée sur un consensus autour des valeurs démocratiques. Le délitement qui la menace aujourd’hui expliquerait alors le rétrécissement du bloc central et la montée en puissance des extrêmes.
L’analyse du conflit politique et de sa dimension électorale reste, dans le livre de Cagé et Piketty, organisée autour de la confrontation entre socialisme, libéralisme et nationalisme. Le libéralisme est conçu, de manière restrictive, comme la défense de la propriété privée et du marché en vue de promouvoir l’émancipation individuelle et le développement industriel. Il oscillerait entre deux positionnements politiques, un positionnement centriste dans le cas de tripartition ou un positionnement à droite suivant qu’existe ou non une droite nationaliste. Le socialisme, entendu comme le courant qui entend promouvoir le partage du pouvoir et de la propriété, se veut une alternative globale au capitalisme industriel, alternative dont le principe serait renforcé aujourd’hui par une analyse de la crise écologique qui conduit à voir dans la lutte contre le capitalisme un facteur décisif de la transition écologique. Dans cette perspective, la tripartition n’efface pas le clivage de classe, car le centre libéral reste un bloc qualifié de bourgeois qui renie son discours sur les inégalités et se trouve contesté sur sa droite par un nationalisme conçu comme une réponse à la crise sociale mettant en avant les questions identitaires. Toujours dans cette perspective, la bipartition et la possible alternance caractérisent une situation politique dans laquelle les inégalités peuvent être réduites sans pour autant que soit remis en cause immédiatement le système capitaliste. Implicitement, du point de vue de la gauche, l’alternance relèverait du compromis passé dans l’attente d’une alternative globale au capitalisme, ce qui rappelle la distinction entre l’exercice de la conquête du pouvoir formulée en d’autres temps par Léon Blum. Cette représentation de la fonction attribuée à la bipartition et du rôle assigné à la gauche ne tient pas compte des leçons à tirer de l’expérience des trente glorieuses qui a vu se développer un capitalisme régulé.
Cette analyse politique reconnaît à la gauche comme à la droite une identité forte avant tout fondée sur des données de classe intemporelles auxquelles se rapporteraient les choix électoraux, ce qui explique le refus explicite de qualifier d’extrême une fraction de l’une comme de l’autre. Pourtant, gauche et droite sont partagées entre des courants qui peuvent être inconciliables. En particulier, semble être ignorée cette distinction de Jacques Julliard entre une gauche libérale et une gauche radicale en désaccord profond quant à leur appréciation de l’économie de marché[3]. La première la défend et entend, aujourd’hui, la réguler, la seconde la détruire. L’analyse politique proposée fait litière de cette division. Elle fait litière du fait que le succès du rassemblement des gauches a toujours reposé sur la domination de la gauche modérée bien que celle-ci, en France, ait longtemps persisté à tenir un discours anticapitaliste. On peut ainsi faire l’hypothèse que le succès de la gauche aux élections présidentielle et législative de 1981 tient à la rupture de l’union décidée par le parti communiste et à l’ascendant électoral pris par le parti socialiste dès 1977.
Aussi n’est-il guère crédible de considérer, comme le font explicitement Cagé et Piketty, que la tripartition issue des élections de 2022 renvoie aux trois familles idéologiques que sont le socialisme, le libéralisme et le nationalisme quitte à y greffer la question écologique pour la première et la question migratoire et identitaire pour la troisième sans beaucoup de précaution quant à la complexité des sujets. L’idée ne peut être que sujette à discussion selon laquelle le bloc central serait simplement un bloc bourgeois tenant d’un libéralisme désuet, ignorant la question sociale, et le bloc de gauche rassemblerait les classes populaires urbaines, quand les classes populaires rurales voteraient pour le bloc nationaliste en résonance avec l’histoire bicentenaire du monde rural mais pourraient rallier une gauche armée de la notion de classe géo-sociale et porteuse d’une plateforme de réduction des inégalités.
Cette analyse politique passe à côté d’un sujet crucial : la prise en considération et la compréhension d’une forme politique, le libéralisme social (ou le socialisme libéral), dont les principes ne se réduisent pas à la redistribution par la voie des dépenses publiques et de la fiscalité et dont le succès, historiquement, repose sur la constitution d’une large classe moyenne. C’est au regard de cette forme politique dont John Dewey notamment a précisé les contours[4], qu’il convient de formuler, à la suite de Keynes, une réflexion qui emprunte à la théorie et à l’histoire économique économique.
Le libéralisme social est le fruit d’une évolution dictée par les crises, en particulier celle des années 1930, qui ont conduit à une révision profonde de la théorie économique. Sa caractéristique est, à la fois, de reconnaître l’instabilité intrinsèque des économies de marché et de maintenir qu’elles font néanmoins preuve de résilience pourvu d’être régulées[5]. Cette régulation repose, certes, sur des interventions monétaires et budgétaires de l’État, mais aussi sur des modes d’organisation des entreprises et des marchés faisant une place aux relations de coopération, ainsi qu’a pu le mettre en évidence en son temps Andrew Shonfield[6]. . La conséquence sociale et politique de cette régulation est la constitution d’une large classe moyenne en même temps que la mise en œuvre de procédures, au cœur du processus démocratique, visant, non pas à éliminer les conflits, mais à établir des compromis visant la viabilité d’une économie inévitablement confrontée à des chocs de différentes natures, pour partie endogènes. La bipartition s’est, un temps, organisée autour d’un consensus plus ou moins avoué sur les principes de ce libéralisme social. Dans les faits, il ne s’agissait pas seulement de répondre aux défaillances des marchés et d’apaiser un conflit de classes en opérant ex post une redistribution des revenus, mais de faire évoluer les modes d’organisation au sein d’économies décentralisées dont l’un des aspects est d’assurer une répartition plus égalitaire des revenus primaires (avant redistribution) devenue une source d’équité mais aussi d’efficacité.
À partir des années 1970, différents événements économiques et non directement économiques (géopolitiques), l’échec d’une politique macroéconomique keynésienne de soutien de la demande en présence d’un choc d’offre, ont mis à mal le libéralisme social dans chaque pays et à l’échelle internationale. Non seulement, les règles de politique macroéconomique ont changé, mais un processus de déréglementation des marchés a été engagé signant un retour au libéralisme classique et un retournement des normes sociales dont l’une des conséquences majeures est l’affaiblissement progressif de la classe moyenne et des atteintes à la cohésion sociale. Cette pensée économique libérale classique majoritairement jugée plus pertinente, comme a pu l’être précédemment la pensée keynésienne, est devenue une pensée unique quand elle a rencontré son image inversée. Au plaidoyer sans nuance en faveur de la dérèglementation, de la rigueur monétaire et budgétaire et de la mondialisation est opposé un plaidoyer sans plus de nuance en faveur de la réglementation, du laxisme monétaire et budgétaire, du protectionnisme. Le débat n’avait plus sa place entre des croyances opposées tenant lieu de vérités[7]. C’est sur ce terreau que la bipartition politique dans un cadre démocratique d’alternance s’est progressivement évanouie et qu’une tripartition a vu le jour faisant droit à la montée des extrêmes. Il est illusoire d’imaginer que cette bipartition puisse se reconstituer en se rapportant à un conflit politique (et économique) de classe qui resterait inchangé et dont l’issue forcément provisoire tiendrait à la seule redistribution des revenus pilotée par l’État.
Le propos n’est pas de nier l’instabilité inhérente à une économie de marché et l’exacerbation d’un conflit social qui témoigne des défaillances des mécanismes économiques et sociaux de coordination. Le propos est d’identifier les conditions dans lesquelles il est possible à l’économie et à la société de marché de survivre à cette instabilité et à ce conflit. Ces conditions concernent la manière dont fonctionnent les différents échelons de l’organisation sociale, qu’il s’agisse de l’État, des différentes collectivités publiques ou des entreprises, qui sont autant de lieux de confrontation (de conflits d’intérêts), mais aussi de coopération entre les acteurs. Elles dépassent la simple redistribution des revenus par la voie de l’impôt ou de la dette publique.
De ces conditions dépendent une répartition primaire des revenus plus égalitaire, le progrès économique et social et la reconstitution d’une certaine bipartition de l’espace politique. Du côté gauche de l’échiquier, une telle reconstitution requiert que domine un libéralisme social ou un social libéralisme impliquant de renoncer à l’absolutisme doctrinal, quel qu’il soit, au profit de l’expérimentation faisant place à ce John Dewey appelle les intelligences collectives. La bipartition n’est pas la forme de la vie politique qui permet à la gauche d’arracher à la droite une redistribution en attendant le renversement du capitalisme. Elle est la forme de vie politique propre au libéralisme social caractéristique d’un capitalisme hybride qui met en présence des forces politiques qui ont en commun les principes démocratiques, humanistes et universalistes, et partagent la conviction que le compromis, notamment sur la question sociale, n'est pas une défaite pour l’un ou l’autre parti, mais la condition d’une avancée commune.
Il faut, sans nul doute, s’interroger sur ce qui a conduit récemment à la remise en cause de la bipartition. Ce serait une erreur de l’expliquer par le dévoiement d’une fraction de l’électorat populaire dans le cadre d’un conflit politique immuable.
Elle est menacée car une sorte de statu quo l’a emporté, car les problèmes auxquels est confrontée la société en pleine évolution ne sont pas traités, car les adaptations nécessaires sont bloquées alors même qu’une instabilité réelle ou crainte s’installe. La pensée économique et sociale dominante, possiblement complexe, est malheureusement réduite à une fin déterminée à laquelle il serait impossible de déroger, celle en l’occurrence dictée par la mondialisation. Elle rencontre son image inversée, celle d’une fin non moins déterminée (une identité mythique ou une nouvelle société non moins mythique) à laquelle il faudrait rapidement s’adapter. Il n’y a plus de débat possible, plus de compromis envisageable, plus d’arbitrages. Ce face à face ne relève pas de la reconstitution d’une bipartition et se trouve encouragé par la tentative à courte vue de constituer un centre lui-même organisé autour de la négation de tout débat démocratique au nom d’une prétendue expertise.
Les changements qu’ont connus les sociétés et les économies occidentales sont difficilement appréhendés par une démarche par trop simpliste en termes de conflit de classe immuable que le livre J. Cagé et T. Piketty semble accréditer. Reste la question de la possibilité de ce qu’il faut bien appeler un retour du libéralisme social et de la bipartition qui l’organise dans un monde où les rapports de force politiques ne sont plus les mêmes que ceux des trente glorieuses et où un capitalisme autoritaire le dispute au capitalisme régulé.[8]